Jazz |
Au début des années 1970 à Detroit (tandis que Motown y brillait des derniers feux de son succès planétaire, et que Stooges et MC5 attisaient les flammes d’un rock jusqu’au-boutiste), le tromboniste Phil Ranelin et le saxophoniste Wendell Harrison fondèrent Tribe Records, modeste label de jazz devenu depuis un modèle d’indépendance commerciale et artistique. Révolutionnaire en soi, Tribe permettait en effet aux artistes de contrôler le marketing, la promotion et la distribution de leurs propres œuvres. Il en résulta des albums souvent aussi spontanés qu’émouvants, dont l’éthique et l’ambition fascinèrent plusieurs générations de musiciens jusqu’à nos jours. Il était donc naturel qu’un label tel que Jazz Is Dead leur consacre un épisode de la série qu’il a entamée voici presque trois ans déjà. Pédagogue dans l’âme, Wendell Harrison (qui accompagna notamment Marvin Gaye, Stevie Wonder, Aretha Franklin et Esther Phillips) a créé en 1980 l’association Rebirth Inc., dans le but d’éduquer et de sensibiliser de nouvelles générations au jazz, tout en se produisant (en sideman comme en leader) auprès d’autres pointures telles que Grant Green, Sun Ra, Art Pepper, Hank Crawford ou encore Marcus Belgrave. Quant à Phil Ranelin, son curriculum inclut des collaborations avec rien de moins que Freddie Hubbard, Sarah Vaughan, Ella Fitzgerald, Teddy Edwards, Roy Brooks, James Spaulding, Les McCann, Sonny Rollins, Wayne Shorter, Stanley Clarke et Jimmy Smith. Sous la houlette de leurs activistes d’héritiers, nos deux octogénaires n’accusent nullement ici l’âge de leurs artères, et dès le “Genesis” d’ouverture (qui se déploie sur un samba beat appuyé d’un clavinet et de marimba), les papys font bien davantage que de la résistance. Fruit manifeste de leurs décennies de complicité, le dialogue entre leurs cuivres s’avère constant, et Adrian Younge y étincelle sur pas moins de huit instruments distincts (du Fender Rhodes aux saxes alto et sopranino). Une trame rythmique similaire (menée par la contrebasse d’Ali Shaheed Muhammad et le drumming foisonnant de Greg Paul) sous-tend un “Open Eyes” illustrant à la perfection l’esprit de liberté qui présida à ces sessions. Revenant avec un plaisir et une gourmandise non dissimulés au souffle libérateur qui animait les ensembles de Miles Davis voici un demi-siècle, des plages telles que le bien intitulé “Running With The Tribe”, ainsi que “Metropolitan Blues” et “Fire In Detroit” (où se distinguent la flûte de Younge et la clarinette basse de Harrison) puisent en effet dans l’héritage funk de ces années où le jazz se voulait synonyme de fusion. Avec ses nuées de synthétiseurs, sa polyrythmie et sa guitare saturée, “Ursa Major” dresse un pont vers notre Gong instrumental circa “Shamal”, tandis que les break beats caractéristiques du hip-hop dont sont férus Younge et Muhammad animent le “Black Census” final, comme une jam posthume entre Miles et les JBs. Un album où improvisation rime plus que jamais avec interplay, et dont le caractère expérimental ne laisse pour autant jamais les hanches au repos. S’adressant ainsi autant aux sens qu’à l’intellect, voici certes du jazz exigeant, mais néanmoins hautement accessible.
Patrick DALLONGEVILLE
Paris-Move, Blues Magazine, Illico & BluesBoarder
PARIS-MOVE, December 30th 2022
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PHIL RANELIN & WENDELL HARRISON sont à retrouver sur le site Jazz is Dead, ICI
https://www.youtube.com/watch?v=gf6Nux07iuQ