Jazz Fusion |
Une tapisserie sonore de mémoire et de sens : l’œuvre profonde de jazz-fusion de Jaleel Shaw, Painter of the Invisible
Ce mois de juillet, déjà chargé en sorties d’albums de haut vol, accueille un autre chef-d’œuvre, cette fois signé du saxophoniste et compositeur Jaleel Shaw, figure majeure depuis longtemps respectée sur la scène jazz. Élu «Rising Star» par le DownBeat Critics Poll en 2014, Shaw s’est imposé comme une force centrale au sein du groupe électrisant Fountain of Youth du légendaire Roy Haynes. Son parcours l’a mené aux côtés de géants tels que Tom Harrell, Christian McBride, Pat Metheny, Stefon Harris, Roy Hargrove, Chick Corea, Dave Holland et Jimmy Cobb. Il se produit aujourd’hui au sein du Trio et du Quartet de Holland, s’affirmant comme bien plus qu’un sideman: un compositeur-philosophe à l’écoute des dimensions sociales et spirituelles du son.
Son dernier opus, Painter of the Invisible (Changu Records, sortie prévue le 11 juillet), marque un tournant décisif: un album introspectif, lumineux, qui paraît exactement vingt ans après le début de sa carrière. Le titre, à la fois poétique et significatif, en dit long sur l’essence du disque: un jazz-fusion éclairé, au-delà des genres, qui navigue entre courants spirituels et politiques avec une clarté éclatante. L’auditeur est invité à un voyage, une odyssée où les mélodies tracent des rivières émotionnelles, parfois rouges et tourmentées, sur un continent africain imaginaire façonné par la mémoire et la résilience.
Sur le plan musical, l’album évoque un paysage complexe mais généreux, où chaque voix instrumentale suit sa propre trajectoire sans jamais perdre de vue le cap collectif. Avec Sasha Berliner au vibraphone, apportant une texture lumineuse et subtile, l’ensemble atteint un équilibre rare: des arrangements enracinés dans le dialogue collectif, mais emplis de poésie individuelle. Les choix de composition de Shaw révèlent une intelligence claire, jamais au détriment de la profondeur émotionnelle. Sa narration musicale, retenue mais éloquente, démontre une maîtrise remarquable et une vision ferme.
Au cœur de cet album se trouve une ancre conceptuelle audacieuse: une exploration de la vie noire en Amérique. Shaw ne détourne pas le regard des héritages douloureux. Il les revendique, retraçant l’arc qui mène de l’esclavage et du traumatisme à la résilience et à la renaissance culturelle. Son jazz éduque sans moraliser, réfléchissant profondément à l’identité, à la justice et à la joie. C’est une musique en tant que mémoire, protestation, révérence. Des hommages rendus à James Baldwin ou Tamir Rice jusqu’aux odes personnelles à ses aînés bien-aimés, Shaw érige un panthéon de l’expérience noire, chaque morceau comme un monument, chaque note comme un geste de gratitude.
«Je ne veux pas que les gens et les événements tombent dans l’oubli», explique Shaw. «C’est là que les choses se précipitent aujourd’hui: l’histoire est effacée, les tragédies sont tues… Et puis, sur un ton plus léger, je pense à ma grand-mère, à ma cousine… des êtres si beaux que j’aurais aimé que le monde entier puisse connaître.»
Shaw se présente ici non seulement comme musicien, mais comme historien culturel– un porteur de mémoire à une époque d’amnésie. Son saxophone devient un témoin, ses compositions, des archives vivantes mais brûlantes d’actualité. Il insiste sur la mémoire non pas pour s’y enfermer, mais pour grandir.
«J’ai beaucoup réfléchi à la croissance», ajoute-t-il. «Pas seulement la croissance musicale. La croissance personnelle.» Ce sentiment, discret, réfléchi, mais radical dans son insistance sur la transformation intérieure, imprègne chaque note de Painter of the Invisible. C’est un disque qui exige une écoute attentive, profonde. Pour celles et ceux qui attendent plus que de la virtuosité dans leur jazz , pour qui cherchent du récit, de la conviction et une résonance historique, cet album est appelé à devenir essentiel.
Une œuvre intellectuelle, un mémorial sonore, une méditation sur l’héritage, le dernier opus de Shaw s’impose d’ores et déjà parmi les grandes œuvres jazz de notre époque.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, June 25th 2025
Follow PARIS-MOVE on X
::::::::::::::::::::::::
Musicians:
Jaleel Shaw – Alto & Soprano Saxophones
Lawrence Fields – Piano (Fender Rhodes on track 11)
Ben Street – Bass
Joe Dyson – Drums
Sasha Berliner – Vibraphone (Tracks 6 & 7)
Lage Lund – Guitar (tracks 4 & 10)
Tracklist:
Good Morning
Contemplation
Beantown
Distant Images
Baldwin’s Blues
Gina’s Ascent Intro
Gina’s Ascent
Tamir (for Tamir Rice)
Meghan
The Invisible Man
Until We Meet Again