Interview croisée de Jean-Pierre KALFON & Rurik SALLE
Interview préparée et réalisée par Serge SCIBOZ, Paris-Move
Interview réalisée le 3 juillet 2023 au Bistrot La Renaissance, 112 rue Championnet, 75018 Paris
Pour continuer à mettre en lumière l’excellent album de Jean-Pierre Kalfon “Méfistofélange” (chroniqué ICI et ICI et noté “indispensable” par notre rédaction), d’enfoncer le clou et accessoirement de remettre les pendules à l’heure et les points sur les “i”, si nécessaire, le légendaire acteur-chanteur à la tête patibulaire à jouer les porte-flingues de la Camorra ou les marlous de Pigalle, accompagné de son formidable guitariste Rurik Sallé, se sont prêtés au jeu de l’interview croisée pour Paris-Move.
Les deux protagonistes, hautement responsables de l’indéniable réussite de cet opus, horriblement punk, méchamment rock’n’roll et délicatement bluesy, auront laissé comme deux ronds de flan les personnes qui n’attendaient pas, ou n’attendaient plus, Jean-Pierre Kalfon à ce niveau exceptionnel d’auteur-compositeur-interprète. Punk avant-gardiste et audacieux, dix ans avant les Johnny Rotten et Sid Vicious, avec le titre devenu culte “Chanson Hebdomadaire” de 1965, semblant sortir d’un poste à galène d’une autre époque, on imaginait mal Jean-Pierre Kalfon à 84 piges, embaumé dans la naphtaline ou regardant assidument “Des Chiffres Et Des Lettres” à la télé, bien calé dans son rocking-chair. Jean-Pierre Kalfon, aka JPK, est un mec qui revient de loin, de très loin même, embusqué entre chien et loup tel un maquisard de l’esthétisme. JPK ne fait pas du rock, il est le rock, tout bonnement, jusqu’au plus profond de ses viscères, jusqu’au point névralgique de son âme. Avec cet album, accompagné de Rurik Sallé (artiste pluridisciplinaire talentueux dont on reparlera sans aucun doute à très court terme) et de toute une pléiade de musiciens remarquables, JPK a atteint le pays des lumières et franchi le Rubicon. Même si, en bons romantiques, nous préférons les perdants magnifiques, avec ce disque, JPK semble tutoyer l’excellence et les étoiles, et accéder inexorablement à la case “winner”. La meuf du deuxième réverbère à droite s’avère être totalement d’accord avec mon analyse… Prenez place sans aucune hésitation dans le train fantôme pour un voyage en technicolor, entre poésie sous-jacente et riffs ciselés comme du cristal de Sèvres. C’est dans un bistrot de la rue Championnet à Paris, dans un décor très début du 20ème siècle, où des films comme “Les Ripoux” de Claude Zidi ou “Inglourious Basterds” de Quentin Tarantino y ont été tournés, que cette heureuse rencontre pouvait commencer. Avec un soupçon d’imagination, aux antipodes d’un esprit cartésien, on peut y voir des ombres et des spectres, voir soudainement apparaître Jean Gabin, Michèle Morgan, Pierre Brasseur, Arletty ou encore Louis Jouvet, traversant le même brouillard opaque, dans un remake du “Quai des Brumes” ou de “l’Hôtel du Nord”. JPK, en habitué des lieux, commanda un Père-Lachaise (un allongé) avec beaucoup de glaçons et un spéculoos, sans décontenancer le serveur. Lui qui a tourné avec les plus grands réalisateurs, de Romain Gary à Claude Lelouch, en passant par Pierre Granier-Deferre et Jacques Rivette, il ne pouvait en être autrement et cet établissement chargé d’histoire au sein du 7ème art, voire hanté tel un château en Ecosse, s’imposait. Moteur!
Jean-Pierre Kalfon : L’album s’appelle Méfistofélange (Déviation Records). Ça cache que chez chaque être humain il y a un côté diable et un côté ange. C’est un hommage à Amy Winehouse. Au début, lorsque tu vois des photos d’elle, jeune, etc… c’était un ange. Après elle a rencontré un mec qui l’a tuée en lui faisant prendre des produits illicites avec excès. Ce mec l’a fait plonger en l’incitant à prendre diverses substances… Même si au début, Amy avait tendance à picoler, elle était une interprète formidable qui a cassé les codes. Comme les premières chanteuses qui m’ont ouvert les oreilles par leurs interprétations sublimes: Mahalia Jackson, Bessie Smith et Billie Holiday… Les gens qui n’ont pas de talent, lorsqu’ils sont avec quelqu’un qui en a, ils ont envie de le ramener au sol et de le voir couler. J’ai connu le même genre de problème avec l’acteur Pierre Clémenti. Pierre était une sorte d’archange qui volait au-dessus des choses. Tu as vu les films “Belle de Jour” ou “Les Idoles” ou “Benjamin ou les Mémoires d’un Puceau” de Michel Deville… Pierre était une sorte d’elfe, d’une beauté incroyable. Il avait une âme. Je me souviens que lorsqu’en 1980 j’ai joué dans le film “La Femme Flic” d’Yves Boisset, avec Miou-Miou et Jean-Marc Thibault, je sortais moi-même de ma plus grave addiction. On me donne le rôle d’un directeur d’une troupe de théâtre, à l’époque c’était audacieux de la part de Boisset.
Rurik Sallé : La première fois que j’ai croisé Jean-Pierre, c’est il y a un paquet d’années. Je faisais des soirées avec des potes chez moi à l’époque, on se matait des films. Un soir, on s’est regardé “Total Western” d’Éric Rochant, qui est un film extraordinaire, un polar de 2000, avec Jean-François Stévenin, Samuel Le Bihan peut-être dans son meilleur rôle, et où le méchant c’est Jean-Pierre, énorme. Le lendemain de la projo, on va boire un verre dans Paris, vers Notre-Dame de Lorette: Qui rentre? Jean-Pierre avec des copains. On s’est dit: putain, merde, c’est Jean-Pierre Kalfon! Je ne le connaissais pas et ça m’avait vraiment impressionné! Des années plus tard, avec Jean-Pierre, on s’est recroisés à L’Etrange Festival, à Paris, avec lequel je collaborais. Il y avait une carte blanche, on a été amenés à présenter une séance ensemble, Jean-Pierre et moi. Je venais d’ailleurs juste de lire le livre de Pierre Clémenti, “Quelques messages personnels”, et nous sommes devenus copains. Puis il m’avait invité à une pièce où il lisait des textes de Michel Audiard… Un jour, des années plus tard, il fait un concert à l’Espace Jemmapes en hommage à Paul Ives, et me dit qu’il cherche un guitariste. Je lui réponds: je suis moi-même guitariste! Il ne le savait pas, même si on se connaissait depuis des années. On n’en avait jamais parlé. Je lui ai envoyé un truc ou deux, puis on a commencé à travailler chez lui… Et ça s’est fait comme ça, au départ c’était quelque chose d’informel. Et petit à petit on a commencé à composer, JP à écrire des textes. Pendant le confinement, à distance, Jean-Pierre et moi avons travaillé sur un premier morceau qui s’appelle “Train Fantôme”, et qui est maintenant sur le disque.
JPK : La vidéo en noir et blanc et en ligne sur YouTube de “Train Fantôme” a été enregistrée chez moi.
RS : Oui, avec Catherine Humbert qui joue la Fantômette. Au départ, j’avais composé une musique très rock pour “Train Fantôme”, un peu dans l’esprit Iggy Pop. Mais JP m’a dit que ça serait bien de faire quelque chose de plus délicat. Finalement c’est bien, car ça aurait été l’énième chanson rock du disque. Ça apporte une variété. Il y a un truc parlé, une partie chantée, qui donne une fragilité. Le petit violon que j’ai écrit à la fin aussi, et qui suggère un côté fantomatique. La voix de JP est formidable, sans en faire des tonnes. Ce que j’aime bien dans “Train Fantôme”, c’est qu’il se rapproche d’un truc Dark Country, à la fois très sombre et mélodieux. Cette chanson épouse vraiment la voix de J.P et colle vachement à sa personnalité.
JPK : Avec un clin d’œil et un hommage à Bob Dylan. Son “No Direction Home”, c’est sur “Like A Rolling Stone”. On me dit souvent que le titre que je chante simple et droit est émouvant. La musique de Rurik est délicate. C’est étonnant de sa part, car on connait son côté punk… C’est gracieux comme “As Tears Go By” des Stones.
JPK : Pourquoi avoir attendu 30 ans pour sortir un deuxième album? Je ne sais pas. Il y avait Boris Bergman, Paul Ives qui a composé beaucoup de mes “chansongs”. Mais ça ne débouchait sur rien de précis. Paul Ives était un chanteur anglais extraordinaire. Il a composé pas mal de titres sur l’album “Black Minestrone”… Je confirme que j’ai eu une carrière d’acteur et de chanteur totalement erratique. C’est ma vie qui est ainsi, je n’aime pas végéter dans le même truc pendant longtemps. Là je viens d’écrire une pièce de théâtre. J’aimerais bien la faire monter, mais ce n’est pas évident. Je passe d’un truc à l’autre sans prévenir. Un troisième album? Oui, pourquoi pas? Mais il faudrait déjà faire marcher “Méfistofélange”. Moi j’y crois à cet album que j’aime! J’ai passé tellement de temps dessus, tellement de temps…
RS : Parfois les gens ne comprennent pas qu’on puisse faire plusieurs choses. “Mais vous faites quoi clairement, Jean-Pierre Kalfon? Je pensais que vous étiez acteur!” Ils s’inquiètent. C’est marrant ça…
JPK : En 1984, j’ai chanté au sein du groupe Look de Paris du bassiste Alain Suzan (ex Alice), nous passions très souvent au City Rock Café, rue de Berri à côté des Champs-Elysées, on n’y jouait pas tous les jours, mais au moins deux fois par semaine. On se produisait souvent au Privilège, un club situé sous le Palace, à L’Excalibur… On jouait souvent dans ces clubs, on avait créé des morceaux, notre manager se pointe chez le producteur, sa femme était présente et il l’a séduite. Du coup, on n’a jamais enregistré le disque…
RS : Tu vois dans le groupe de Jean-Pierre, on est tous homosexuels, donc il n’y a pas ce genre de problèmes, ça reste dans la famille! (rires!)
JPK : Je n’ai plus aucune nouvelle de Alain Suzan, car il vit au Cambodge ou au Laos, il est dans la location de bungalows pour touristes. Au début je n’osais pas écrire, il y avait Boris Bergman qui le faisait pour moi et Jean-Louis Dabadie qui m’a écrit deux chansons. Et puis d’un coup j’en ai eu marre et je me suis dit que si je continuais avec Boris Bergman, j’allais faire Bashung bis! Après, Bashung que j’adore, a pris Jean Fauque, car il avait envie de prendre une autre direction.
RS : Bergman t’a quand même écrit de superbes chansons. J’aime beaucoup “Carmen”, “La Meuf du 2ème Réverbère à Droite”, etc… C’est super! Moi j’étais un grand, grand fan de Bashung, du début de sa carrière jusqu’à sa mort. Je le suis toujours d’ailleurs.
JPK : Pour la promo de l’album, j’ai fait deux émissions de télé, seulement deux! France 3 le JT de Jean-Noël Mirande et L’invité de TV 5 Monde, l’émission de Patrick Simonin: un passionné, et dans ses émissions il est très performant.
RS : J’étais avec Jean-Pierre dans cette émission, on a joué un bout de Méfistofélange à l’antenne. Simonin était marrant, il connaissait très bien la carrière de Jean-Pierre, très bien le disque qu’il avait dû écouter sérieusement. Ses questions, ses remarques étaient très pertinentes, il était content de recevoir Jean-Pierre, très bienveillant, et il n’a pas fait son émission par-dessus la jambe. C’est agréable de voir un mec de télé qui fait bien son travail.
JPK : Je ne suis pas issu d’une famille d’artistes, de mélomanes ou de musiciens. Ma base c’est zéro de chez zéro. Il n’y avait pas de musique chez moi, aucun disque, rien… J’ai découvert la musique par le biais de la radio. Lors des surprises-parties, comme on disait à l’époque, des copains me faisaient découvrir des disques. Moi, je suis tout le contraire de Rurik. Mon père jouait juste un peu de violon. Mais je m’étais quand même démerdé pour rapporter chez moi, trompette, trombone, guitare, et je me faisais jeter. Non, non, tu as eu une infection aux poumons, tu es fragile, tu ne peux pas souffler dans un instrument. J’avais le droit de ne rien faire. Et c’est en révolte à ça que j’ai fugué en Belgique et plus tard fait de la musique. Ce qui est interdit, d’un seul coup ça brille. J’ai toujours été attiré par les interdits. Au départ, j’écoutais beaucoup la radio et à l’époque, c’était du jazz. Le jazz New-Orléans, Louis Armstrong, Sidney Bechet, Duke Ellington, Count Basie… et beaucoup de blues également, John Lee Hooker, Lightnin’ Hopkins, c’était extraordinaire! Quand mes parents sortaient le soir, c’était super car j’avais la radio pour moi. J’écoutais les émissions de jazz de Hugues Panassié et plus tard Frank Ténot et Daniel Filipacchi sur Europe 1. J’ai découvert le rock’n’roll avec Bill Haley et surtout Elvis Presley, dont je suis fan inconditionnel. Quelle voix extraordinaire et quelle gestuelle! Elvis a une vibration dans la voix qui est hors du commun. J’écoutais il y a deux ou trois jours la chanson “Are You Lonesome Tonight?” que j’aimerai bien reprendre un jour, il a un vibrato exceptionnel. Pas facile de passer derrière lui. Ça se sait qu’avec son père et sa mère, Elvis allait dans les églises Baptistes écouter du gospel, et ça se ressent dans son timbre. En revanche, à l’époque, je ne voyais pas comment il bougeait et pourquoi son jeu de scène faisait scandale aux Etats-Unis. Il n’y avait pas la télé, je n’avais que la radio, et c’est là que j’ai découvert Elvis, Bill Haley, Eddie Cochran, Buddy Holly, Bo Diddley… Plus tard il y a eu aussi des chanteurs formidables comme Marvin Gaye, Sam Cooke, Otis Redding, Sam & Dave, Aretha Franklin… c’était génial! Tu vois, les Chats Sauvages et les Chaussettes Noires c’était bien fait, mais à l’époque, je n’aimais pas le rock’n’roll en français.
RS : Mes parents n’étaient pas musiciens, même si ma mère avait joué un peu de flûte traversière lorsqu’elle était enfant, mais effectivement, à la différence des parents de JP, ils écoutaient Jeanne Moreau, Mouloudji, Georges Brassens, etc… Mon père, qui n’était pas particulièrement attiré par la musique, m’a offert beaucoup d’instruments: trompette, xylophone, petit clavier, tambour, ce qui a contribué à faire que, dès l’enfance, jouer de la musique a été pour moi quelque chose de naturel. Mon père détestait le rock’n’roll, mais la musique a toujours été un langage qui m’a parlé, comme l’écriture d’ailleurs, ou la comédie. J’ai toujours fait de la musique, j’ai commencé à jouer de la guitare quand j’avais 11 ans. Par la suite, je me suis demandé pourquoi je n’en faisais pas un métier. Vivre de sa passion… Il faut oser et s’autoriser à faire les choses qu’on aime. Au départ, j’ai fait plein de petits groupes, mais je ne me donnais pas les moyens d’aller plus loin. Mais c’est aussi une question de se faire confiance, de se dire “pourquoi tu ne vivrais pas de ta création?”, que tu sois comédien, auteur dramatique, musicien, peintre, etc…
Dans Banane Metalik, groupe dans lequel je joue également, c’est pareil qu’avec Jean-Pierre d’ailleurs, c’est drôle: un jour le chanteur et fondateur me dit: “je cherche un nouveau guitariste”, et lui non plus ne savait pas que j’étais guitariste alors qu’on se connaissait depuis dix ans. Tu vois, ce que je suis aujourd’hui, que je joue dans des films, que je fasse de la musique ou que j’écrive, lorsque j’avais neuf ans tout ça c’était déjà moi. Il fallait juste que ça devienne quelque chose de professionnel en arrêtant de faire des métiers annexes, des trucs alimentaires. À l’adolescence, je suis passé par une institution catholique, en internat, avec la blouse, non pas que ma mère soit catholique et approuve les méthodes de ces gens-là – car tu pouvais vite t’y prendre des baffes dans la gueule – mais pour moi qui, comme Jean-Pierre, avais eu des problèmes de délinquance, c’était un peu compliqué. Dans cet établissement, on n’avait pas le droit de porter des marques. Leur philosophie était que tout le monde devait être égal. Il y avait des gens qui venaient de familles aisées, d’autres beaucoup plus modestes, et il ne fallait aucun signe extérieur, la blouse bleue pour les garçons et rose pour les filles. Et nous n’avions pas le droit d’écouter de la musique. Alors on ramenait en cachette des petits lecteurs cassettes, des mini-enceintes, et on écoutait “Back In Black” d’AC/DC rien que pour énerver les surveillants et les adultes. Avant, j’avais aussi aimé Michael Jackson à l’époque de “Thriller”, mais le son en distorsion, le son un peu sale, qui gave les parents, c’est un truc que tu découvres à un moment, et qui te parle ou pas. Ma mère avait acheté un petit ampli pour ma guitare électrique, et lorsque je poussais un peu le volume, c’était cool, ça devenait quelque chose d’autre. À la radio, il n’y avait pas un max de rock, tu entendais des trucs de Téléphone, quelques trucs de Johnny Hallyday, qui utilisaient la distorsion… Les Avions par exemple, avec “Nuit Sauvage”, au départ il y a un truc de saturation et je me retrouvais là-dedans, dans ce petit instant fugace. Quand tu aimais le rock et la distorsion, tu essayais de prendre ce que tu pouvais. Je ne suis pas de la même génération que JP, je me souviens d’avoir acheté un disque d’Elvis et je m’attendais à ce que ce soit le chaos, et j’ai découvert un mec qui chantait génialement bien, mais moi j’attendais que ça explose. Je me disais “putain, il est où le son saturé?”. Elvis à son époque était apocalyptique, mais moi j’attendais la distorsion! À la radio française, avec des trucs comme Niagara, on pouvait entendre des riffs de guitares distordues, et je m’accrochais à ça. Quand j’étais ado, mes deux idoles étaient Margerin et Bashung.
RS : Souvent, on dit qu’il est difficile de faire swinguer la langue française, qui n’est pas faite pour le rock’n’roll. Mais je pense qu’il faut simplement beaucoup de talent pour arriver à faire quelque chose de bien avec notre langue. Gainsbourg, Nougaro ont réussi à le faire. Et d’autres encore y arrivent, regarde Jean-Pierre!
JPK : J’adorais Nougaro! Boris Vian, formidable! Pour cet album, j’ai essayé de trouver des mots qui sonnent. J’ai flashé sur la manière dont Boris Bergman écrivait. C’est un auteur hyper brillant. Quant à mon phrasé, je suis acteur aussi, ça aide peut-être?
JPK : Avant, j’étais une vraie tête de mule. Quel con! J’aurais pu avoir une carrière cinématographique beaucoup plus brillante si j’avais été plus souple. Dès qu’on me demandait quelque chose, j’avais envie de faire le contraire. Je n’ai jamais supporté l’autorité, ça c’est bien, c’est une qualité. Par contre, pour le film de Romain Gary “Les Oiseaux Vont Mourir Au Pérou”, de 1968, avec Pierre Brasseur, Danielle Darrieux… il m’avait demandé de me laisser pousser la moustache, et comme il m’avait énervé, en me proposant un rôle de chauffeur que je venais de jouer dans “Mamaia” de José Varela, je suis arrivé le jour du tournage rasé. Alors Gary m’a dit “bah alorsn et la moustache?” Alors je lui ai répondu, je suis vraiment désolé, mais comme elle n’était pas équilibrée, j’ai rasé d’un côté, et comme elle ne l’était toujours pas, j’ai rasé de l’autre côté, et pour finir, j’ai tout rasé! Faire ça à Romain Gary faut vraiment être con! Là ce n’est pas être rebelle mais c’est vraiment être très con! J’ai refusé bêtement des scénarios, des projets… De toute façon je n’ai pas appris à jouer, je suis un autodidacte. J’ai juste suivi quelques cours au TNP, période George Wilson, Alain Cuny, Vilar, des gens comme ça que j’admirais… Mais je n’avais pas lu les pièces, alors lorsque je devais faire une scène, j’apprenais très vite les dialogues. Par exemple dans “Britannicus” de Racine, je ne savais pas d’où venaient les personnages et je ne savais pas où ils allaient. J’apprenais juste ma scène. J’étais un escroc en quelque sorte. Je n’étais pas cultivé, je n’ai pas terminé ma 3ème. Je n’avais aucune culture. Je me suis cultivé grâce aux copains, par la suite, avec les films. A une époque, j’essayais de lire, mais je ne comprenais pas ce que je lisais. Ce n’est pas les mots que tu lis qui est important, c’est ce qu’il y a derrière. Ce que veut dire l’auteur à travers son œuvre, c’est quand même ça qui compte. Maintenant, derrière les mots, derrière un bouquin, je sens ce qui se passe.
RS : Quelles sont mes influences, en tant que guitariste ? Je dois l’avouer, lorsque j’étais enfant, à un moment j’aimais bien Johnny Hallyday. Mais bon, même s’il représentait une certaine sorte de rock’n’roll, j’ai très vite compris que sur scène, sa guitare lui servait d’accessoire. Je n’avais pas vraiment d’idoles sur cet instrument. A un moment, j’en ai même eu marre d’elle, elle m’a saoulé et je l’ai mise au placard. Je suis retombé dedans en découvrant des guitaristes comme Angus Young, Eddie Van Halen… Avec cet instrument, j’avais une relation amour-haine au départ, et lorsque j’ai entendu ces gars, il s’est passé quelque chose. Ils venaient vraiment pour moi d’une autre planète. Je citerais aussi Yngwie Malmsteen, un virtuose de la guitare, très grand technicien avec un égo complètement délirant. Une sorte de Jimi Hendrix exubérant. Sa virtuosité m’a stupéfait, certes, mais c’est l’émotion de son jeu qui m’a le plus ému, son utilisation des gammes mineures. Ça m’a énormément marqué. Après, il y a des mecs comme Jeff Beck, que je suis allé voir en concert deux ou trois mois avant son décès. C’était formidable! Et quelle humilité, il laissait à la moindre occasion toute la place à ses acolytes! En ce moment, j’aime bien un groupe qui s’appelle The Winery Dogs, avec Billy Sheehan, un grand bassiste qui jouait dans Mr Big et avec David Lee Roth, et dont le batteur est Mike Portnoy qui jouait dans Dream Theater. Vraiment des mecs de très haut niveau. Le guitariste-chanteur est Richie Kotzen, c’est un trio de hard-rock pop, avec une espèce de virtuosité au service de la musique. Ce sont des mecs qui s’amusent sur scène. Il y a plein de gens qui disent, “ouais la guitare, la branlette”, etc… Mais ces gens ne comprennent pas qu’il y a plein de trucs que tu ne peux pas dire avec les mots, que tu vas dire avec les notes d’un instrument. Une femme a dit un jour de moi: “Rurik, quand il n’a pas envie de parler, il va dans un coin et il joue de la guitare. C’est comme s’il disait quelque chose, il ne met pas les mots mais il met les notes dessus”. Les gens qui sont impressionnés par la technique d’un guitariste oublient que c’est une manière de s’exprimer. Parfois les musiciens ne sont que des démonstrateurs narcissiques, mais dans ce cas, c’est comme avec les beaux parleurs: ils vont t’hypnotiser, et après tu vas te rendre-compte qu’ils n’ont rien dit.
JPK : Moi, je citerais les trois King du blues, B.B., Albert et Freddie. Lorsque je les écoute, à Paris ou à New-York, la musique est vraiment vivante. Lorsque j’ai vécu à New-York, j’ai bien connu les New-York Dolls, hélas il n’en reste plus qu’un de vivant, David Johansen. J’étais parti là-bas avec un copain, et on écumait toutes les fêtes, les boîtes, les clubs… Oui, ça c’est sûr qu’à New-York j’ai vécu des choses incroyables. J’ai connu une américaine qui était une folle furieuse, qui m’a initié aux poppers. Les poppers pour le sexe c’est un truc incroyable. Dans les sex-shops c’est en vente libre. Et dire que maintenant, je ne bois même plus d’alcool, juste un peu de vin à table. Soit je fais tout à fond ou soit je ne fais rien. Je n’ai pas de juste milieu, je ne suis pas un modéré. Il y a encore quatre ou cinq ans, je me réveillais le matin, je me roulais un pétard et je pouvais en fumer quinze ou vingt dans la journée. Mais une fois que j’arrête, terminus! La coke, l’héro, ça a été très dur de m’en sortir. Et j’ai aussi touché à tout, au LSD, aux champignons hallucinogènes…
JPK : Au milieu des années 70, j’ai été guitariste de Jacques Higelin pour la tournée BBH 75, en compagnie de Louis Bertignac. J’ai fait avec eux une tournée de six mois à travers la France. Higelin et Bertignac s’entendaient très bien, mais c’est moi qui ne m’entendais pas avec Higelin. Tu vois, j’arrivais de New-York ou j’avais joué avec plein de groupes punks comme notamment Justin Trouble. Alors je mettais tous les boutons à fond et Higelin ne supportait pas ça, car sa voix était couverte. Je n’ai jamais été un guitariste virtuose comme Bruno Besse, Hugo Indi ou Rurik Sallé.
JPK : Au départ, la chanson “Noire la Nuit”, la première de l’album, était une diatribe aux nuits parisiennes qui étaient devenues ternes, voire carrément mortes. Les Bains Douches, c’est terminé, Le Palace n’existe plus, L’Elysée Mat’ non plus, Le Bus Palladium a été détruit pour faire un hôtel… Donc j’avais écrit des paroles sur le sujet des nuits parisiennes et d’un seul coup est arrivée la guerre en Ukraine et j’ai changé mon texte pour parler de ce qui se passe dans l’actualité internationale. Pas par opportunisme, mais je trouvais cette guerre terrible, à vomir, surtout à notre époque qui avait été traumatisée par tant de conflits successifs en occident.
RS : Mes projets? Continuer à défendre cet album, qui est hors norme et complètement improbable. C’est un album intemporel dans le sens où ce n’est pas un album qui se périme. Côté comédie, je viens de tourner dans une série et dans un long métrage, mais je ne vous en dis pas plus pour l’instant… Dans le film, j’ai joué un identitaire, enfin clairement un fasciste. La série, elle, est adaptée d’un thriller populaire. J’ai également co-écrit avec mon pote Corbeyran la BD fantastique/étrange “Seule l’Ombre”, dessinée par Paskal Millet, d’après quelques-unes de mes histoires. Elle vient juste de sortir en librairie. Et je joue toujours au sein de deux groupes, Banane Metalik et Fugu Dal Bronx. Avec ce dernier on enregistre en ce moment un titre pour une compil’ qui va sortir en vinyle prochainement, où chaque groupe reprend des thèmes du cinéma français. Il y aura Didier Super, Punish Yourself, ou Musique Post-Bourgeoise qui est un groupe incroyable que j’adore, un peu littéraire-électro-nihiliste…
JPK : Quant à moi, je viens d’enregistrer un truc pour un livre-audio, “Le Terrier” de Franz Kafka. J’ai écrit une pièce de théâtre que j’essaie de monter. J’ai un court métrage en vue. Je viens également de tourner une série avec le réalisateur Alain Robak. Et le gros projet pour moi reste quand même mon album “Méfistofélange”, le jouer sur scène un maximum et continuer de le faire vivre!
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Interview réalisée le 3 juillet 2023 par Serge SCIBOZ (Paris-Move) au Bistrot La Renaissance 112, rue Championnet 75018 Paris.
Merci infiniment à Jean-Pierre Kalfon et à Rurik Sallé pour leur disponibilité et leur(s) passion(s).
Merci également aux remarquables musiciens de l’album “Méfistofélange”: Rurik Sallé (guitare), Eric Traissard (guitare), Hugo Indi (guitare), Bruno Besse (guitare), Christophe Garreau (basse), Amaury Blanchard (batterie), François Causse (batterie), Michel Don Billiez (sax ténor), Gilles Erhart (claviers), Brice Moscardini (trompette-trombone), Georgia Ives (chœurs), Ornella Pugliese (violon).
Photos: Serge Feuillard, Cédric de Beaumont, Catherine Faux, Jean-Marie Marion, collection personnelle de JPK et Serge Sciboz (Espace Jemmapes).
Album “Méfistofélange” disponible dans les bacs des meilleurs disquaires ou directement via le site du label Déviation Records de Phil Margueron, ICI
Retrouvez les deux chroniques de cet excellent album noté “indispensable” par la rédaction de PARIS-MOVE: ICI et ICI
Extraits:
“Il a placé la barre très haute et il va falloir ramer et mettre les mains dans le cambouis pour le déloger de son piédestal. Ce come-back discographique de Jean-Pierre Kalfon, sempiternellement écorché vif à l’instar d’un Daniel Darc, grenouillant dans ce marasme culturel et cette infâme bouillie musicale, fait vraiment plaisir à voir et surtout à entendre. N’hésitez-pas une seule seconde à entrer dans son univers musical singulier et hors du commun.” – Serge SCIBOZ, Paris-Move
“Mieux qu’un banal album de retour, celui-ci témoigne de la permanence d’une verve salutaire en ce pays dominé par le bien-pensance et le politiquement bromuré: rocker un jour, rocker toujours!” – Patrick DALLONGEVILLE, Paris-Move