TRACY NELSON – Life Don’t Miss Nobody

BMG
Americana, Blues
TRACY NELSON - Life Don't Miss Nobody

On ne révèle pas l’âge d’une dame, mais sans trahir ce judicieux précepte, il suffit de mentionner que Tracy Nelson a publié une quinzaine d’albums avant celui-ci (ainsi qu’une demi-douzaine d’autres, au sein du groupe de San Francisco dont elle fut auparavant lead singer dans les sixties, Mother Earth, et dont l’un des batteurs fut le grand George Rains, devenu ensuite l’un des piliers de la scène d’Austin), pour deviner qu’elle n’est pas née de la dernière pluie. Si l’on précise qu’elle réalisa ce palmarès en s’autorisant un quart de siècle de pause dans sa carrière (selon deux hiatus: d’abord de 1980 à 1993, puis de 2011 à cet album inespéré), on mesure à quel grand témoin des musiques populaires américaines l’on a affaire. Relocalisée à Nashville dès 1969, elle avait publié son premier LP solo dès 65, chez Prestige (avec Charlie Musselwhite à ses côtés), avant de signer successivement sur Mercury, Reprise, Columbia, Atlantic, MCA, Flying Fish, Rounder et Delta Groove. Concevant ce nouveau disque comme une rétrospective, elle y énuméra en préambule ses désirs les plus chers, au rang desquels figurait celui de réenregistrer avec Charlie Musselwhite, mais aussi avec Willie Nelson, Irma Thomas et Marcia Ball (avec lesquels elle collabora également par le passé). Et puisque l’on ne peut rien lui refuser, ces vœux furent évidemment exaucés! Comme si cela ne suffisait pas, elle a encore rameuté du beau linge, puisqu’on retrouve ici aux claviers les grands Kevin McKendree et Jim Pugh, aux six cordes Mike Henderson (des SteelDrivers), à la basse et à la contrebasse Byron House (Robert Plant’s Band Of Joy), et aux baguettes John Gardner (Dixie Chicks, Taylor Swift). Elle co-produit le tout avec Roger Alan Nichols (Larkin Poe, Steven Tyler) en son studio Bell Tone à Nashville, avec en prime une section de cuivres et des choristes top notch (featuring Reba Russell), ainsi que l’un des talents ascendants de la scène blues de Chicago, le jeune guitariste Jontavious Willis. Interprète impliquée ne s’étant jamais résolue à choisir entre blues et country, Tracy co-signe tout de même deux titres (l’éponyme de l’album avec son régulier, Mike Dysinger, et “Where Do You Go When You Can’t Go Home” avec Marcia Ball). Le reste se répartit entre adaptations de Hank Williams (“Honky Tonkin” avec Willie Nelson), Sonny Boy Williamson (‘”Your Funeral And My Trial” avec Jontavious Willis au dobro), Willie Dixon (“It Don’t Make Sense” avec l’harmonica de Memphis Charlie), Ma Rainey (“Yonder Come The Blues”), Stephen Foster (“Hard Times”), voire Chuck Berry (“Brown Eyed Handsome Man”, avec Marcia Ball et Irma Thomas). S’ouvrant en mode boogie mené par le piano stride de McKendree, et porté par une rythmique balais-contrebasse enlevée, ce recueil présente d’emblée Tracy en meneuse de revue vintage, dans la ligne de l’une de ses héroïnes de jeunesse, Sister Rosetta Tharpe. C’est vers Etta James et Aretha Franklin qu’elle incline ensuite pour le gospel “There Is Always One More Time” de Doc Pomus. Elle passe derrière le Wurlitzer pour interpréter l’amer (mais néanmoins chaloupé) latino “Life Don’t Miss Nobody” (avec son compagnon Dysinger aux congas, et une section de cuivres mariachi). Le titre de Rice Miller est exécuté en duo vocal (et en pur Chicago style) avec un Jontavious Willis qui slide dans la veine du regretté McKinley Morganfield, tandis que McKendree y épouse les licks des Sunnyland Slim et Pinetop Perkins de rigueur. C’est simple, on se croirait en studio avec Taj Mahal il y a un demi-siècle! Puisqu’on a mis les pieds dans le blues, on y reste, quitte à y remonter encore le temps, puisque Tracy chante le “Yonder Come The Blues” de Ma Rainey dans l’esprit (et le son) des classic-blues singers d’antan (avec clarinette, et cette fois Steve Conn aux ivoires). Les copines Marcia Ball et Irma Thomas proposent ensuite une première virée enjouée à New-Orleans, piano, cuivres et chœurs virevoltants à l’appui, pour un “I Did My Part” en forme de “Je ne Regrette Rien”. “Hard Times” figure en deux versions. La première, semi-celtique, avec l’accordéon de Conn, l’orgue Hammond B3 de Jim Pugh et des chœurs puissants, tandis que la seconde (qui ferme le ban) présente Tracy seule au chant, s’accompagnant d’une simple guitare acoustique. Dans les deux cas, on mesure quelle puissance et quelle tessiture est parvenue à conserver cette grande vocaliste. À tout seigneur, tout honneur, c’est Willie Nelson qui ouvre ensuite “Honky Tonkin” du défunt roi de la country, Hank Williams, avec la pedal-steel virevoltante de Mike Johnson. Pas de doute possible, on est bien revenus à Nashville, mais ce n’est qu’une halte provisoire, puisque Henderson, McKendree et Musselwhite se liguent bientôt pour restaurer la magie des studios Chess autour d’une Tracy qui épouse les accents d’une Koko Taylor en pleine harangue sur le pacifiste “It Don’t Make Sense” de Willie Dixon. C’est le saxophoniste et chanteur natif de Chicago (mais émigré à Frisco) Terry Hanck (dont nous avions chroniqué le “I Still Get Excited” ICI) qui duettise avec Miss Nelson sur le “Compared To What” de Gene McDaniels (dont Brian Auger fit jadis ses choux gras au sein de son Oblivion Express), en total second line beat façon Allen Toussaint, Johnny Jenkins et Dr. John. Impossible de rester immobile, tandis que le piano de Conn dialogue avec ce sax en rut! Soutenu par l’orgue churchy à souhait de Jim Pugh et le piano lyrique de McKendree, le gospel choral “Where Do You Go When You Can’t Go Home” rend hommage aux innombrables déportés des conflits et cataclysmes d’hier et d’aujourd’hui, avant que les copines Irma et Marcia n’entament le mambo pour une version limite cha-cha du “Brown Eyed Handsome Man” de daddy Chuck. Larry Chaney y officie aux six cordes, tandis que les choristes féminines y jouent les émoustillées, et que McKendree y décline son Professor Longhair comme à confesse. Ainsi que l’énonce son titre, la vie n’épargne sans doute personne, mais Tracy n’a quant à elle jamais loupé un seul de ses albums. Et ce n’est pas avec celui-ci qu’elle allait commencer: chapeau bas, Milady.

Patrick DALLONGEVILLE
Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, June 26th 2023

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https://www.youtube.com/watch?v=UfoC_PK3lOE