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Une arrivée tardive, une déclaration intemporelle: Sayeh du Simon Linnert Trio, éclaire le chemin entre les époques.
Il arrive parfois que les albums ne nous parviennent pas tout de suite. Ils s’invitent en douceur, avec un léger retard, presque comme des confidences murmurées, destinées à nous atteindre au moment juste. C’est le cas de Sayeh, le dernier projet du Simon Linnert Trio. Mais ici, le retard n’est en rien un défaut, car cet album échappe à toute temporalité. Il s’impose comme une proposition artistique rare, intemporelle, portée par trois musiciens remarquables dont l’alchimie relève à la fois de la mémoire et de la découverte.
Ce disque tisse avec élégance des compositions originales et des relectures habitées d’œuvres signées Carla Bley, Andrew Hill, Paul Motian, Wayne Shorter ou encore Thelonious Monk. Il ne s’agit pas ici de simples hommages, mais de pièces intégrées dans une trame plus vaste. Le trio ne se contente pas de regarder en arrière : il bâtit un pont entre les époques, convoquant aussi bien les cadences nuancées du jazz européen que l’énergie brute de l’improvisation américaine. Le résultat? Un récit musical limpide, fluide comme l’eau d’une source, où le passé demeure vivant, vibrant, et surtout actif.
Au cœur de ce projet, Simon Linnert impose une vision forte et cohérente. Pour autant, ce disque n’est pas l’œuvre d’un soliste hégémonique. Le batteur Ariel Mednard et le contrebassiste Jonatan Andersson ne sont pas de simples accompagnateurs: ils sont des partenaires à part entière dans cette exploration partagée. Dès les premières mesures, le jeu profondément expressif de Linnert donne le ton, brut, intelligent, audacieux. Mednard et Andersson lui répondent avec une sensibilité ciselée et une précision sans faille. Ensemble, ils façonnent un son à la fois ancré dans la tradition et résolument tourné vers l’avant, entre lyrisme assumé et abstraction contemporaine.
Le parcours de Simon Linnert, lui, échappe à tout formatage, à l’image de ces artistes insaisissables que l’on ne peut enfermer dans une case, à l’image, peut-être, de Joe Zawinul. Étoile montante de la scène jazz de Copenhague dès l’adolescence, Linnert quitte rapidement le conservatoire en quête d’une voie plus intime. Il part à New York étudier auprès de Sophia Rosoff, Jason Moran et David Binney. Puis vient une longue parenthèse: dix années de silence musical, passées à Portland, dans l’Oregon. Ce n’est qu’en 2017, après son installation à Brooklyn, que le feu de l’improvisation se rallume, au gré de concerts nocturnes au Village Vanguard. Ce retour aux sources débouche sur la sortie de Of Visions en 2020.
Sayeh est sans doute la synthèse de ce parcours. Lorsque l’on évoque la lisibilité de la démarche artistique de Linnert, c’est bien de cela qu’il s’agit: d’un musicien arrivé à pleine maturité, qui interroge autant ce que doit être une œuvre que sa forme, son poids sonore, son inscription dans l’espace-temps. La relecture des grands noms du jazz semble ici répondre à une double intention : s’inscrire dans une lignée, certes, mais aussi affirmer une voix singulière. Et cet album va bien au-delà du simple exercice de style: il inspire, précisément parce qu’il est viscéralement libre.
Une liberté qui, pourtant, n’a rien d’anarchique. Comme la pensée, parfois erratique, jamais linéaire, la musique du trio avance à tâtons, suit ses propres méandres. On y perçoit ce que pourrait être une performance en direct: un geste poétique d’introspection collective, guidé non par la virtuosité mais par une quête d’authenticité. C’est cette sincérité qui irrigue chaque morceau, qui donne à cette musique son caractère mouvant, entre écrit et improvisé, entre structure et spontanéité.
Sayeh serait-il le reflet de nos âmes vagabondes? Peut-être. Mais cette question ne demande pas tant une réponse qu’un abandon. Il faut se laisser emporter, par la tendresse d’une phrase musicale, par une inflexion inattendue, par un silence habité. Ce disque est peut-être, au fond, un hymne à la vie. Celle qui surgit au petit matin, un jour d’été, lorsque le soleil s’élève doucement et que les oiseaux commencent à chanter.
Rien ici n’est laissé au hasard. Même la liberté semble cadrée dans une forme de contrainte partagée. Parfois épuré, parfois d’une richesse complexe, ce disque révèle un trio qui n’a pas peur de suivre ses élans. C’est là, sans doute, toute sa magie: surprendre, mais toujours avec justesse.
Sayeh est un cadeau adressé aux amateurs de jazz, qu’ils soient curieux ou érudits, nostalgiques ou en quête de nouveaux horizons.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, June 17th 2025
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Musicians :
Simon Linnert | Piano
Richard Andersson | Bass
Allan Mednard | Drums
Tracklist :
Ida Lupino
Once Around The Park
Sayeh I
Erato
Nefertiti
Thelious
Sayeh II
Boo Boo’s Birthday
Sayeh III
Nūr-e chashm