Jazz moderne |

Tout comme les arts plastiques ont vu émerger, il y a plus d’un siècle, le mouvement abstrait, ce courant qui refuse de représenter le monde tel qu’il est pour mieux en saisir l’essence, la musique, elle aussi, possède sa part d’abstraction. C’est un territoire où les repères familiers de la mélodie et de la structure s’effacent pour laisser place à une expérience plus impalpable, plus cérébrale. Chez le multi-instrumentiste Ned Rothenberg, cette démarche n’est pas une parenthèse dans son parcours: elle en constitue la colonne vertébrale. Sa musique est exigeante, volontairement rétive à toute écoute passive. Elle se mérite. Et, à mes yeux, elle se révèle pleinement sur scène, car elle est de celles qui ne se comprennent vraiment qu’en le vivant.
Rothenberg est un soliste dans le sens le plus intime du terme. Non pas simplement un musicien qui joue seul, mais un créateur qui poursuit inlassablement sa propre quête: celle d’une forme d’expression où le fond et la forme se confondent. Une quête qui requiert à la fois une précision extrême dans la composition et une connaissance profonde du son, de ses instruments, mais aussi de l’espace invisible qui les relie. Écouté dans le silence d’un salon, l’album laisse entrevoir ce que l’expérience scénique, elle, déploie pleinement: la possibilité de suivre l’artiste pas à pas dans ses élans, d’assister à la naissance même de ses propositions. Car sa musique, dense et imprévisible, possède l’urgence de celui qui doit transmettre sur-le-champ, comme si l’instant présent ne devait jamais se répéter.
Depuis plus de trente ans, Rothenberg porte sa musique sur toutes les scènes du monde, d’Amérique du Nord en Amérique du Sud, d’Europe au Japon, jusqu’en Australie. Il a conduit plusieurs ensembles, dont Double Band, Power Lines et Sync, sa formation actuelle avec Jerome Harris (guitare et basse acoustiques) et Samir Chatterjee (tabla). Sa liste de collaborateurs forme une constellation où brillent quelques-unes des plus vives étoiles de l’avant-garde: Evan Parker, Marc Ribot, Sainkho Namtchylak, Masahiko Sato, Samm Bennett, Kazu Uchihashi, Paul Dresher et John Zorn. Installé à New York depuis 1978, il semble nourrir un dialogue constant avec la ville, partageant avec elle ce mélange d’intensité, de vitesse et d’inépuisable curiosité.
À l’écoute de ce disque, on devine que, pour Rothenberg, l’enregistrement n’est jamais un aboutissement, mais un point de départ. La scène, elle, est le véritable horizon. Il est presque vain de chercher où se termine l’écriture et où commence l’improvisation: ici, les arrangements se construisent autant sur les pulsations rythmiques que sur la modulation de timbres et de textures. Sans doute cette approche rebutera-t-elle certains auditeurs. Mais pour ceux qui acceptent de se laisser entraîner, cet album offre l’une des expériences sonores les plus poétiques de l’année. Le saxophone, par exemple, devient acteur: il dialogue, questionne, raconte, expose, et touche, parfois, à ce qui nous est le plus intime.
C’est une œuvre de création dans ce qu’elle a de plus pur, une œuvre qui reflète la personnalité même de son créateur. Pour comprendre toute l’ampleur du personnage, il faut se plonger dans les dernières lignes de sa biographie. Rothenberg est diplômé de l’Oberlin College, a étudié au Conservatoire d’Oberlin et à la Berklee School of Music. Il a travaillé en cours particuliers avec Les Scott (saxophone et clarinette) et George Coleman (improvisation jazz), mais sa technique solo, qui fait sa marque, est le fruit d’un apprentissage autodidacte. Il a reçu des bourses et commandes de la New York Foundation for the Arts, du New York State Arts Council, du Mary Flagler Cary Trust, de la Lila Wallace Foundation, de Chamber Music America, de l’Asian Cultural Council, de Roulette, de la Jerome Foundation, de Meet the Composer, de la Japan Society et de l’ASCAP. Il a aussi animé de nombreux ateliers et master classes, poursuivant ainsi le dialogue entre la scène, l’enseignement et la transmission.
Au final, un album inclassable, à la fois parfaitement maîtrisé et traversé de fulgurances, qui ne se donne pas à tous, mais qui saura, pour qui sait écouter, devenir une expérience rare. Espérons qu’il rencontre le public qu’il mérite.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, August 2nd 2025
Follow PARIS-MOVE on X
::::::::::::::::::::::::
Tracklisting:
1. Dance Above 05:17
2. Denali
3. Resistance Anthem
4. How You Slice It
5. Plun Jah
6. Brief Tall Tale
7. Urgency 08:33
8. Flurry
9. Bounding Not Binding
10. Fra Gile
11. Inner Briation
12. Tender Hooks
13. BellKeyBell
14. ‘Round Midnight
Musician: Ned Rothenberg
Ned Rothenberg
alto saxophone, Bb and A clarinets, shakuhachi
All music by Ned Rothenberg—Thenro Music (ASCAP) except ’Round Midnight (Thelonious Monk/Cootie Williams—published by WB Music Corp.)
Produced by Ned Rothenberg and Marty Ehrlich
Executive Producer, Kris Davis
Recorded December 18, 2024 and January 24, 2025
at Jaybird Studios, Brooklyn, NY
Engineered by Owen Mulholland, assisted by Andres Abenante
Mastered by Scott Hull—Masterdisk
Edited by Owen Mulholland and Ned Rothenberg
Photograph by Veronique Hoegger
Design by Michael Dyer, Remake
Special thanks to Sylvie Courvoisier, Marty Ehrlich, Kris Davis, and Owen Mulholland