Interview préparé et réalisé par Dominique Boulay
Traduction : Josée Wingert
Photos : Photos : © Frankie Pfeiffer (photos ‘live’) & Anne Marie Calendini
C’est en décembre 2011 que la rédaction de Blues Magazine avait eu le plaisir de s’entretenir à nouveau avec Eric Bibb, pour discuter de son dernier album ‘Deeper in the Well’…et de sa passion pour la lecture.
Eric, est-ce la première fois que tu enregistrais en Louisiane?
Non, j’avais déjà eu l’occasion d’enregistrer une chanson en Louisiane, qui s’appelle ‘Good Night Alvin’. Cette chanson a été enregistrée avec un super accordéoniste il y a de cela quelques années, mais cette fois-ci, c’est vraiment la première fois que je réalise tout un album là-bas.
Peut-on dire que c’est une sorte de ‘tribute’ spécifique à la Louisiane?
Oui, c’est en effet pour moi l’occasion de célébrer un endroit très spécifique des Etats Unis et, en même temps, c’est un hommage à cette musique particulière qui se fait en Louisiane, mélange de cajun, de créole et aussi de folk. C’est une musique que j’ai entendue toute ma vie mais c’est la première fois que j’ai l’occasion d’être en symbiose complète avec elle et les musiciens qui la jouent.
L’endroit où tu l’as enregistré, est-il un endroit connu?
Non, c’est un studio qui a été créé par un musicien qui l’habite, d’ailleurs. Il y a pas mal de musiciens qui le connaissent, mais ce n’est pas un endroit particulièrement connu. C’est pourtant un lieu merveilleux car il y règne une atmosphère propre à la Louisiane. C’est un endroit où l’on se sent très à l’aise, loin de toutes les inhibitions. On s’y sent un peu comme à la maison, c’est vraiment un lieu extraordinaire pour faire de la bonne musique.
J’ai appris que tu avais travaillé avec Dirk Powell…
C’est un très grand spécialiste des musiques américaines d’autrefois. Il connaît le banjo, le violon, l’accordéon, et il joue de beaucoup d’autres instruments comme la guitare ou la mandoline. C’est vraiment quelqu’un d’extraordinaire. Et il possède une telle connaissance des instruments qu’il n’y a pas besoin de répéter, avec lui. Jouer est comme une seconde nature, pour cet artiste. Il a accumulé une expérience si importante que cela en est vraiment fascinant…!
Vous étiez six musiciens pour réaliser cet album…
Oui. Dirk, Cédric au violon, Grant à l’harmonica, Danny à la batterie et Christine au triangle cajun, auxquels il faut ajouter quelques invités comme Jerry Douglas au dobro, Michael Jerome Browne au banjo et à la mandoline et Michel Pepin à différentes guitares. L’ingénieur du son, Michael Bishop, fait aussi partie de la famille, et le coproducteur du disque, Matt Greenhill, était aussi de l’aventure.
Dans cet album, il me semble que l’on pourrait dire que l’on y écoute aussi de la country parfois…
Oui, exact…! Ce disque est un mélange de toutes les musiques, parce que je refuse toutes formes de ségrégation! Au niveau social et sociétal, c’est plus difficile à réaliser, mais de tout temps, chez les musiciens, il y a eu des échanges de ce type. Tous les musiciens de blues que je connais sont familiers de country musique, par exemple. Ils en écoutent à la radio ou chez eux, et ils aiment ça. Pour moi, la country est une touche supplémentaire que les musiciens de blues ajoutent à leur musique. Cela fait aussi partie de leurs racines, de leur patrimoine. Nous avons donc réalisé une célébration de tous les styles de musique que nous partageons en commun, en mélangeant le Old Time, le Blues, le Ragtime et le Zydeco. Et je me sens donc privilégié, en quelque sorte, d’avoir pu réaliser cette sorte de plat dans lequel on retrouve tous les ingrédients musicaux de la région.
As-tu composé toutes les chansons de l’album, exceptée ‘Time They Are Changin” de Bob Dylan?
Non, pas toutes, car plusieurs sont mes interprétations de traditionnels qui ont aussi été joués par beaucoup d’autres musiciens.
La reprise de Dylan trouve t’elle sa raison d’être dans le fait que tu l’aies rencontré lorsque tu étais jeune?
Non, je l’ai choisie parce que c’est une grande et belle chanson mais aussi parce que j’ai le sentiment que nous vivons dans une époque démente ou tout change très vite. Et je suis convaincu que cette chanson n’est pas une relique à mettre au musée. Je pense même, au contraire, qu’elle est très contemporaine! Et en plus, avec un tel titre d’album, ‘Deeper In The Well’, je crois que la chanson de Dylan s’imposait naturellement.
Pourquoi avoir choisi ce titre d’album?
Parce qu’il faut aller au-delà des apparences, parce qu’il est nécessaire de toujours approfondir davantage les choses. Il existe toujours quelque chose derrière ce qui semble superficiel. Il ne faut pas se cantonner à ce qui est en surface. J’avais la sensation qu’avec ce disque j’allais essayer d’aller labourer plus en profondeur le patrimoine américain. Je voulais bannir de mon travail toutes les fadaises commerciales et aller au-delà des catégories musicales pour retrouver les fondations et les racines de notre héritage commun. Et cela n’a plus rien à voir avec les étiquettes type: est ce que c’est du blues, est ce que c’est du créole, est ce que c’est de la country. Pour moi, c’est questions n’ont plus de sens, c’est incongru, car ce que j’ai voulu faire va bien au-delà de toutes les idées préconçues.
C’est donc presque un message à portée philosophique…
Oui, absolument, tu as raison. Philosophique, spirituel, politique… Je pense que tout ce qui nous divise nous tue, tout ce qui nous sépare nous détruit. Je pense que la musique est comme une médecine et que grâce à elle, nous pouvons faire mieux ressortir tout ce qui nous lie, nous unit.
Tu as enregistré pas mal de disques et tu as aussi fait quelques contributions. Je pense à ‘Mali To Memphis’, par exemple. Y a-t-il des points communs entre cette contribution, justement, et ton dernier album?
Oui, bien sûr! Le lien, c’est l’Afrique. Pour moi, être en Louisiane et y avoir travaillé avec ces musiciens et la touche de créolité inhérente à tout cela me donnait à penser qu’ils auraient pu aussi bien enregistrer avec Ali Farka Touré que d’autres musiciens africains. Pour cette compilation ‘Mali To Memphis’, j’ai été très heureux de participer à l’enregistrement en compagnie de Habib Koité, Rokia Traoré, Lobi Traoré, Babacar Traoré, Amadou & Mariam. Parce que j’ai toujours senti le lien avec la musique mandingue et l’Afrique de l’Ouest. Et cela date de mon plus jeune âge. Car dés que je l’ai écoutée, je me suis dit que j’avais l’impression de déjà la connaître. Et puis j’ai rencontré Habib Koité, un merveilleux musicien malien. Et c’est très amusant que l’on en parle maintenant parce que j’ai en projet de faire un album avec lui…!
Quand vous avez enregistré cette contribution, est ce que tu as rencontré tous les artistes qui participaient aux enregistrements?
Non, je n’ai rencontré qu’Habib Koité, parce que nous avions fait une tournée promotionnelle ensemble. Mais après avoir fait ce disque, c’est vrai que j’ai eu la chance de rencontrer plusieurs musiciens maliens comme Toumani, le grand joueur de kora, et son cousin Mamadou. J’ai rencontré également un autre guitariste avec qui j’ai eu la chance d’enregistrer en compagnie de Taj Mahal.
Cela veut donc dire que ton prochain projet musical se fera avec Habib Koité?
Oui, c’est cela. C’est un superbe guitariste et un grand compositeur.
En parcourant ta discographie j’ai noté que tu sortais en moyenne deux albums par an…
(sourire) Oui, c’est cela. Celui enregistré en Louisiane sort au début de l’année 2012 et on verra pour le suivant, peut être l’année prochaine,…ou avant fin 2012.
En ce moment tu prépares une tournée mondiale qui passera par les Etats Unis, le Canada, l’Australie, le Royaume Uni et l’Europe…
Oui, nous serons en Australie fin février-début mars, puis nous continuerons à tourner…
Lorsque l’on écoute ta musique, on t’imagine le plus souvent jouer dans de petits clubs à l’atmosphère intimiste…
Oui, mais pas toujours. En fait, cela dépend. Je reviens d’une tournée en Allemagne où j’ai principalement joué dans de petits théâtres et c’est vraiment ce que je préfère, parce que j’aime l’acoustique et l’ambiance de ces endroits là. Les petits clubs, c’est bien aussi mais souvent c’est un peu plus bruyant, parce qu’il y a un bar, tandis que dans les petits théâtres tu es physiquement plus proche du public et surtout parce que tu joues dans des endroits plus ‘silencieux’.
Peut on, à ton avis, considérer qu’il existe un petit clan de musiciens qui sont à répertorier dans le même registre musical que toi? Keith B. Brown, Keb’Mo, Corey Harris, Gary Davis…?
Disons plutôt que nous constituons une sorte de tribu. Et l’aîné de cette famille a pour nom Taj Mahal. Mais il y a encore bien d’autres membres dans cette tribu, comme Kelly Joe Phelps, Alvin Youngblood Heart…
Quels sont tes liens particuliers avec la culture française dont tu as retrouvé des bribes en Louisiane?
J’ai appris le français à l’école et lorsque j’étais jeune je suis venu ici pour y vivre. J’ai rencontré le grand Mickey Barber, le grand guitariste américain. C’était une légende du Jazz et du rhythm’n’blues qui a joué avec Ray Charles. Il vivait à Toulouse à l’époque. Et puis je savais qu’il y avait des liens très forts entre la France et les musiques africaines et afro américaines. C’est certainement quelque chose qui a à voir avec l’admiration et la considération qu’ont les français pour cette musique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle de nombreux musiciens américains aiment venir en France, aussi bien une jazzwoman comme Joséphine Baker qu’un bluesman comme Memphis Slim, par exemple. La France, c’est un endroit où l’on aime particulièrement la musique. La musique ouest-africaine connait d’ailleurs comme une renaissance en ce moment, chez vous. J’ai entendu plus de musique africaine, ici, en France, que partout ailleurs dans le monde, excepté en Afrique, bien sûr. La France est La Mecque des musiques africaines.
Quel est ton point de vue sur la situation écologique en Louisiane, après toutes les vicissitudes qu’elle a traversées?
Pour moi, c’est un peu le microcosme qui résume la situation mondiale. On est égoïste et on veut toujours posséder davantage. On ne fait attention que lorsqu’il est trop tard. L’appât du gain motive la plupart des actions. Je pense que Katrina n’est pas seulement un phénomène naturel, les hommes ont leur part de responsabilité. C’est quelque chose que l’on aurait pu éviter. Il y a une sorte d’immoralité étrange en politique. Je pense que nous sommes arrivés à un point de notre histoire où l’écart entre les riches et les pauvres prend des proportions incroyables. Mais tout cela ne devrait pas en rester là! Espérons que les gens vont se réveiller, sinon il va y avoir de plus en plus de catastrophes naturelles pour attirer notre attention. Et en plus, en général, nous ne réagissons pas assez vite. On a fait, et on fait encore, tellement d’erreurs. Pour moi, c’est l’industrie pétrolière qui a provoqué cette situation qui a des répercussions un peu partout dans le monde et pas seulement en Louisiane. Ces gens ont le pouvoir sur les médias et s’ils veulent étouffer les affaires, ils le font quand bon leur semble. Vois-tu, je suis content d’être musicien parce que je peux dormir sur mes deux oreilles et me regarder dans le miroir. Bien que cela soit parfois difficile, parce que l’on contribue nous aussi à cet état de fait rien qu’en consommant. Mais la musique adoucit et apaise donc le quotidien.
Quelle est ton opinion sur le devenir de la production discographique…
Je suis entouré de gens qui sont très lucides sur la situation presque désespérée du secteur. C’est vrai que plein de gens peuvent obtenir de la musique gratuitement, sans rien payer, mais le travail qui est derrière doit être pris en compte. Au départ, leur intention était de contrer les maisons de disques qui avaient quasiment le monopole sur la musique et qui en disposaient comme bon leur semblait. Elles avaient eu trop de pouvoir et en plus, elles avaient gagné beaucoup d’argent. Elles avaient un énorme pouvoir sur le devenir des artistes, elles pouvaient en faire des stars tout comme elles pouvaient les faire disparaître du jour au lendemain. Le public, en très grande partie, n’a plus eu de respect pour elles et c’est l’une des raisons pour lesquelles des gens se sont précipités vers les musiques accessibles gratuitement, pour punir ces bandits, en quelque sorte. Mais en même temps ils ont puni en quelque sorte les artistes. La bonne chose, c’est que cela a amené tout le secteur à tout repenser, et à redéfinir de nouvelles règles pour travailler ensemble et offrir de la musique aux gens. Car les gens ont besoin de musique. Et moi, tant que je pourrai jouer devant un public, je le ferai. Et puis je suis sûr que beaucoup de gens ont compris que pour avoir de la bonne musique il faut faire vivre les musiciens, et donc payer. Il y a des gens qui paient pour me voir, physiquement, et je suis sûr que ces gens là continueront à payer sous une forme ou sous une autre pour écouter ma musique. C’est une question de respect et de reconnaissance mutuelle entre le public et moi. Comme tu le vois, il subsiste donc bien un espoir. Mais l’industrie du disque telle que nous la connaissions est quelque chose qui appartient au passé, désormais. Je ne sais pas encore sur quoi tout cela va déboucher, mais ce sera aussi très excitant de voir comment tout va se reconstruire autour de la musique. Et puis quand on voit le renouveau du vinyle, cela ouvre pas mal de portes car on se dit que finalement il y a encore des gens qui savent apprécier la qualité d’écoute. Je suis très content que mon nouvel album soit disponible en vinyle, car c’est un objet qui a été fait avec amour! Les gens peuvent le toucher, le manipuler. C’est très différent d’un CD qui est quelque chose d’impersonnel et de froid. Peut être que l’homme aura compris qu’il était allé trop loin dans le côté immatériel, virtuel du support qui vous offre de la musique et que le vinyle n’est peut être pas l’objet du passé que l’on veut bien faire croire.
Pourtant Dixiefrog essaie de rendre les CD beaucoup plus attractifs et intéressants, avec de belles photos, de beaux digipack, des livrets fournis…
Oui, c’est vrai, tu as raison. Et je dois te dire que je suis très content que nos chemins se soient croisés, avec Dixiefrog, parce que je ne sais pas comment j’aurais fait s’il n’y avait pas eu des gens comme eux, comme Philippe Langlois! Lui, il croit tellement en ce qu’il fait, il a une telle dévotion pour la musique que l’on ne peut qu’avoir envie de travailler avec lui.
La musique mise à part, as-tu déjà pensé à écrire? De la poésie, par exemple…
Oui, mais j’ai besoin d’un peu plus de temps pour cela. Je lis beaucoup et j’adore ça. J’aime les livres. Qui sont de beaux objets, aussi, comme les vinyles (sourire).
Quels sont tes auteurs favoris?
J’aime bien James Lee Burke, Walter Mosley, mais aussi Tom Piazza, qui habite la Nouvelle Orléans. Il a écrit des essais sur la musique et il a aussi écrit à propos de l’ouragan Katrina. Je lis tout le temps quand je ne fais pas de musique. Je lis en voyage, à la maison. J’ai toujours un, deux ou trois livres en cours, en même temps.