DOSSIER SPECIAL HENDRIX 1/3 – Portrait
DOSSIER SPECIAL HENDRIX 3/3 – Red House
Lorsque Jimi Hendrix sort son premier album, Are you experienced, en 1967, l'impact auprès du public et des musiciens est considérable, au point qu'Eric Clapton, Jeff Beck ou Pete Towshend, ébahis, se demandent comment ils vont faire, à présent. Car c'est bien une véritable révolution musicale que le voodoo chile entame avec ce premier opus, présentant des sonorités complètement inédites, concoctées à partir d'une imagination débordante, d'une approche très personnelle de la guitare, appuyée par un puissant cocktail d'effets spéciaux obtenus grâce à l'électronique ; une musique tournée résolument vers l'avenir. Pourtant, Hendrix s’inspire et compose très souvent à partir de formes musicales anciennes, et notamment du blues. La rencontre entre ce blues traditionnel et son style innovateur donne naissance à une musique originale, ressentie déjà par certains comme l'avenir du blues, tandis que d’autres dénoncent une hérésie.
Question : Jimi Hendrix était-il un authentique bluesman, ou un imposteur ?
Bercé au son de la musique noire
La situation familiale du jeune Hendrix est assez chaotique : une mère alcoolique, souvent absente, un père enchaînant les petits boulots pour gagner de ridicules salaires, si bien que le jeune Jimmy (Jimi deviendra son orthographe de star) est baladé entre divers foyers, tantôt chez une tante, tantôt chez sa grand-mère. Pour échapper à cette instabilité, le jeune Jimmy trouve refuge dans la musique. Pour cela il va à l'église, dont il aime l'ambiance, les chants des baptistes, et où il se plaît à écouter les instruments du rock qui les accompagnent ; guitare électrique, basse et batterie trouvent en effet leur place dans ces cérémonies religieuses. Mais, exclu d'un office à l'âge de huit ans à cause de sa tenue vestimentaire misérable, Jimmy se sent brimé, mis à l’écart, et n'y remettra plus les pieds. Il écoute alors les disques de son père, mélomane averti et saxophoniste amateur, ainsi que la radio, qui diffuse tous les soirs le rock'n'roll d'Elvis Presley, Little Richard et Chuck Berry, le rythm'n'blues de Ray Charles, Fats Domino, ou Big Joe Turner, et le blues de Muddy Waters et Bo Didley. C'est sur les morceaux de ceux-ci qu'il commence à mimer avec un balai son jeu de la guitare, avant d'acquérir sa première vraie six cordes, une acoustique à cinq dollars. Il rejoue une par une les notes des titres qu’il mémorise, surtout celles des morceaux de blues, qui semblent le marquer plus que toute autre musique, comme il l’expliquera plus tard: « Le premier guitariste qui m'a marqué, c'est Muddy Waters ».
Dès lors, le jeune Jimmy passe tout son temps libre avec son instrument. Il assimile très vite le vocabulaire, les sonorités de cette musique qui correspond à ses racines, et il intègre rapidement divers groupes de lycéens, dont le répertoire est surtout composé de reprises.
Le Chitlin’ circuit
Comme beaucoup d'instrumentistes du début des années 60, Jimi Hendrix va faire l'expérience du chitlin circuit, système très mode et consistant à vendre ses talents de musicien à différents groupes en tournée cherchant des accompagnateurs. Cette situation de guitariste free-lance n'est pas des plus agréables pour ceux ayant de la personnalité, puisque le leader du groupe (et employeur !), est la seule et unique vedette, ne proposant qu'un rôle de second rang aux instrumentistes. À l'évidence, cela ne convient pas au jeune Hendrix, qui, timide et réservé dans la vie courante, s'émancipe complètement dès qu’il a une guitare entre les mains. Volant souvent la vedette au leader du groupe, il est renvoyé à plusieurs reprises, comme c'est le cas avec la formation de Little Richard. Mais ces quelques années passées à offrir ses services lui permettent d'apprendre le métier de musicien, et surtout, de perfectionner sa technique et son jeu de guitare. Il fera également des rencontres aussi intéressantes qu’importantes : il joue un moment pour B. B. King, puis fait la connaissance de Muddy Waters et d'Albert King, les maîtres du blues qu’il vénère.
Le blues : une question de couleur ?
Le boom du blues anglais, qui met au goût du jour cette musique auprès du public blanc, est animé par d’excellents musiciens, tels Eric Clapton, ou Jeff Beck. Cependant, leur “blues de blanc” sonne bien moins authentique que celui des bluesmen originaires du Sud des Etats-Unis, comme Muddy Waters ou John Lee Hooker. Même avec l’intention d'imiter au mieux leurs idoles, il leur manque cet héritage que seuls les Noirs Américains ont. Car, paraît-il, on joue bien mieux le blues quand on a vécu le blues, c'est-à-dire le racisme, la misère,… quand la vie a été un combat au quotidien. Pour essayer d’expliquer cela, Jimi Hendrix le dira avec cette formule très personnelle : « le blues est facile à jouer, mais difficile à ressentir ». À l'évidence, cette phrase était surtout destinée aux acteurs blancs du blues anglais, plutôt qu’à d’autres. Clapton reconnaîtra d'ailleurs chercher à trouver et à ressentir les émotions des bluesmen Noirs, afin de mieux jouer : « j’essayais de me figurer ce que serait la vie d’[un bluesman idéal], j’imaginais quelle bagnole il aurait ; ce que ça sentirait à l’intérieur ». Certains lui diront avec ironie qu’il s’agit d’une vaine mission, surtout lorsque l’on est issu d'une famille tranquille, évoluant sans souci majeur au sein de la société anglaise.
Le blues serait-il donc affaire de couleur… ? Les années 60 voient de jeunes blancs-becs (comme les Rolling Stones) s'évertuer à sonner comme des Noirs ; ces derniers, Muddy Waters, par exemple, acceptant même parfois de jammer avec eux, pour profiter un peu de l'intérêt général dont jouit le blues joué par les Blancs. Mais les puristes ne s'y trompent pas: le blues joué par les Noirs est le vrai blues authentique, alors que le british-blues-boom n’est qu’une réussite commerciale ; mais une incontestable réussite. Le contraste devient saisissant, la majorité des bluesmen noirs peinant trop souvent à vivre de leur musique tandis que les musiciens anglais récoltent un succès non négligeable,…en interprétant les mêmes morceaux. Cruelle destinée… !
Blues psychédélique
Jimi Hendrix est un noir américain, mélangeant le sang africain du côté son père et le sang indien du côté de sa mère. Son enfance chaotique, ses années d'errance, et la pauvreté dans laquelle est plongée sa famille, sont un point commun fort qu’il a avec de nombreux bluesmen. Toutefois, Seattle, sa ville natale, est pratiquement dépourvue de communauté noire telle qu’il en existe dans les grandes villes du sud, comme la Nouvelle Orléans, ou dans les ghettos de Chicago et de New York, véritables quartiers dans lesquels s’entasse et se retrouve toute cette population noire en provenant du sud. Autant Jimi connaît l’expérience de la ségrégation et du racisme, autant la vie communautaire lui est en revanche assez étrangère. C’est peut-être pour cette raison que son art ne mûrit pas dans un respect à la lettre de la tradition façonnée par ses aînés, mais qu’il suit une direction plus personnelle.
Sa musique s’appuie sur le blues du Delta, c’est sûr, mais elle présente aussi ce que des puristes pourraient appeler de graves anomalies, susceptibles de froisser les garants des valeurs traditionnelles. Son blues, tout en reprenant l'âme de ses prédécesseurs, est déformé, torturé, distordu,… impur, en somme. Et pour cause, Hendrix adopte en fait les manières et la technologie des blancs : pédales d’effets spéciaux, accoutrements hippies, esprit flower power, etc. Dès 1966, Muddy Waters va tenter de raisonner le jeune et rebelle Jimi, pour le remettre dans le droit chemin ; alors que le grand bluesman enregistre son prochain album dans les studios Chess de Chicago, Jimi débarque à l’improviste et fait une petite démonstration de ce qu’il entend par musique blues.
La technique avant-gardiste du jeune guitariste est impressionnante, mais le grand Muddy n'apprécie pas la chose et se lance dans une longue discussion, en défenseur de la tradition blues. L'avis de Howlin' Wolf n’est guère différent lorsqu'il voit Hendrix interpréter un blues à la manière psychédélique, à grands renforts de wha-wha et autres effets. Ce blues psychédélique frise par nature l’oxymore, et il n'est pas surprenant que certains jugent irrévérencieux de mêler la tradition noire américaine et la mode des blancs.
Artiste noir pour public blanc
À la différence de ses frères de sang, Jimi Hendrix a une compréhension instinctive de l'esprit psychédélique, de cette « bohème blanche » qui gagne la fin des années 60. Il s’habille de vêtements bariolés ou de vestes confectionnées par sa grand-mère indienne, goûte aux joies du LSD et autres substances illicites à la mode, adore Dylan, avec un naturel et une sincérité sans faille, même si un brin de provocation teinte certainement son attitude. En effet, on ne peut s’empêcher de croire qu’il ne regarde pas avec une certaine ironie cette mode de fringues bizarres, alors qu’on lui a ri au nez quand il est arrivé à l’école dans une veste cherokee que sa grand-mère lui avait donnée. Toujours est-il qu’il semble s’adapter parfaitement à cet univers hippie des sixties, malgré une timidité extrême et de faibles revenus, croyant dur comme fer en sa bonne étoile et aspirant à une vraie reconnaissance.
Jimi adopte les attitudes, les apparences, les codes de sa génération, s'inscrivant ainsi totalement dans le mouvement, ce qui lui permet d'obtenir la reconnaissance des acteurs de cette quasi révolution culturelle des sixties : la jeunesse blanche ; car en effet, le public de ce surdoué de la guitare est en grande majorité blanc. Et cela fait de lui le premier artiste noir à avoir passé la barrière raciale de manière aussi radicale. Réussite à laquelle ont, à leur manière, contribué les musiciens qui accompagnent Hendrix ; la composition de son groupe, l’Experience, est non seulement musicalement exceptionnelle, avec l’impressionnant batteur Mitch Mitchell, et le remarquable bassiste Noël Redding, deux anglais pure souche, mais c’est également la première formation reconnue à mêler artistes blancs et noirs,…avec le rôle de leader assuré par un noir, secondé par deux acolytes, blancs.
Blues de l’espace
Le ton blues est donné dès le premier album de Jimi Hendrix ; Are You Experienced contient en effet le monumental et désormais incontournable Red House, un douze mesures lent qu’il interprètera très fréquemment en concert. En moins de quatre minutes, Jimi donne sa propre définition du genre, avec ce morceau à la fois tout droit tiré du Delta mais aussi génialement novateur. La simplicité de la formation (un strict trio basse-batterie-guitare) est mise en valeur par l’absence de tout arrangement complexe tel qu’on peut en trouver dans ses autres titres – ce qui facilite grandement son exécution en concert. Ce dépouillement extrême, contrastant réellement avec le reste de l’album, est directement issu du Delta blues, c’est-à-dire du country blues (blues des campagnes), brut et direct. La rigueur implacable de la rythmique assurée par Redding et Mitchell, soutenant un rythme lourd, massif, est un autre élément tourné résolument vers la tradition, de Chicago, cette fois.
D’un autre côté, la guitare hallucinée de Hendrix propulse ce blues dans une nouvelle dimension : sans abuser des effets électroniques spéciaux, il se contente d’une distorsion généreuse, lui permettant d’effectuer les envolées les plus spectaculaires, sans manquer de souffle, la distorsion présentant l’avantage d’allonger la durée des notes. La part de modernité de Red House provient essentiellement du jeu de Hendrix, qui, sans trahir l’esprit des anciens, emporte l’auditeur vers des terres à l’époque inconnues dans l’univers de la guitare, celle-ci ne demandant qu’à atteindre ses propres limites. Le résultat : des solos flamboyants, constitués de phrases tantôt d’une rapidité déconcertante, tantôt de groupes de notes plus coulés, créant ainsi un véritable discours instrumental. Pour atteindre un tel niveau d’expression, Jimi Hendrix use de tout son savoir-faire en matière de lead guitarist : bends (tirés) extravagants, slides (glissés), hammers (notes frappées), pulling-off (l’inverse), vibrato,… Oscillant entre un jeu sauvage et au contraire délicat, Hendrix montre qu’il maîtrise parfaitement le blues, tout en lui donnant une touche personnelle extraordinaire.
Difficile donc de nier l’évidente aisance du guitariste lorsqu’il décide de s’en prendre au genre traditionnel de ses racines noires. Cette facilité déconcertante à improviser des solos blues est plus audible encore dans les versions live de Red House. Dans celle contenue dans le coffret de quatre CD, The Jimi Hendrix Experience, par exemple, Hendrix laisse libre cours à ses solos pendant les quelques treize minutes du morceau. Contrairement à l’enregistrement studio, Jimi tire ici le maximum de la technologie dont il dispose sur scène, en alternant des sons saturés à l’extrême et des sons clairs. Il use même de sa mythique pédale wha-wha lors d’un interlude plus intimiste, sans Redding et Mitchell, avant que le trio ne reparte de plus belle pour achever ce blues. La wha-wha ajoute une dimension expressive supplémentaire, faisant sortir à la guitare des sons presque humains, comme un gazouillement, témoignage de la géniale faculté du guitariste à maîtriser les nouvelles technologies et à en tirer toujours le meilleur.
Bluesman perverti, ou génie ?
Le recours par Jimi Hendrix à tous ces artifices technologiques a, c’est certain, froissé des garants de la tradition, pour qui le blues ne devait pas sortir de la route tracée par les premiers bluesmen, mais Jimi les a toujours utilisés pour les mettre au service de l’expression, qualité première de la musique. Grâce à ses pédales d’effets, Hendrix est parvenu à faire passer de l’émotion, et c’est bien là l’essentiel. Et quand il jouait le blues, c’était certes un blues différent de tout ce qui avait été exprimé jusque-là, mais c’était néanmoins du blues, d’une authenticité sans faille ; comme l’a déclaré Tony Glover, en 1971, « Hendrix joue du Delta blues, d’accord — mais c’est un delta qui devait se trouver sur Mars1 ».
Entre enracinement dans la tradition et besoin d’explorer les paysages sonores grâce à la technologie que lui offrait notamment sur un plateau l’ingénieur électronicien Roger Mayer, son fournisseur attitré de pédales d’effets, Jimi Hendrix a pu paraître aussi désagréablement arrogant et blasphémateur pour les bluesmen les plus conservateurs que génialement révolutionnaire pour la plupart des adeptes de musiques novatrices ; et l’histoire donnera largement raison à ces derniers.
Jimi Hendrix nous a quitté, beaucoup trop vite, nous laissant le positionner comme un grand (l’un des plus grands ?) bluesman, même s’il visita beaucoup d’autres styles, comme la pop, la funk music, la soul, voire même le hard rock. Ce fut en tout cas l’un des guitaristes de blues les plus marquants, et cela pour plusieurs raisons : il piétina allègrement la frontière raciale, en séduisant un large public blanc, faisant de lui la première rock star noire internationale, et il révolutionna la guitare électrique, non seulement grâce aux effets spéciaux qu’il utilisa avec talent, mais aussi grâce à son jeu tout en virtuosité et en originalité.
L’essentiel des morceaux blues enregistrés par Jimi Hendrix sont rassemblés dans l’indispensable compilation Jimi Hendrix : blues, contenant onze perles du gaucher qui démontrent qu’il avait bien le blues dans le sang, tout en s’aventurant dans des compositions plus rock, funk, et des ballades. À écouter sans délai.
par Théau Chazal
Blues Magazine©