| Jazz moderne |
Dès la première écoute, The Road to Trantor ressemble à une machine à remonter le temps. Pour ceux qui ont vécu les années 1970, les échos sont indéniables: un retour à ce monde sonore foisonnant et exploratoire du pop progressif et des débuts du jazz fusion, à une époque où les synthétiseurs n’étaient pas de simples instruments, mais de véritables portails vers le futur. Les textures de claviers ici rappellent une lignée qui commence avec le Mini Moog et se poursuit avec le Yamaha DX7 et le Roland Juno, ces instruments qui ont façonné des décennies entières d’identité sonore. Dans dix ans, on regardera peut-être cet enregistrement comme le témoin d’un nouveau tournant: celui où la conception sonore devient elle-même le message, où le saxophone se transforme en véhicule d’une émotion purement électronique.
Il y a aussi une résonance thématique. L’espace et le futurisme hantaient l’imaginaire des années 1970; The Road to Trantor de Carl Schultz ravive cette fascination 55 ans plus tard, en la canalisant dans une suite à la fois nostalgique et prophétique. La densité des couches sonores et la portée cinématographique de la musique brouillent le sens de l’orientation de l’auditeur. Schultz sature le cadre de rythmes, de couleurs et de textures jusqu’à dissoudre la frontière entre musique et bande originale. Le résultat est une œuvre qui exige une immersion totale. Chaque morceau se déploie comme une scène, riche en atmosphère, souvent déroutante, parfois transcendante. Le silence cède à la saturation; l’immobilité éclate en turbulence. Le contraste peut surprendre, mais il reste toujours intentionnel.
Au fur et à mesure qu’il composait, Schultz se surprenait à voir des paysages plutôt que des notes. En relisant des romans de science-fiction primés par le Hugo Award, il s’est mis à entendre les bandes-son d’histoires qui n’existaient pas. De cette vision est né The Road to Trantor, une bande originale imaginaire pour une épopée jamais écrite. Sa logique est cinématographique, non linéaire; sa narration avance par suggestion plutôt que par affirmation. Pour les auditeurs habitués aux formes traditionnelles, le voyage peut s’avérer exigeant. La musique glisse entre composition conceptuelle, improvisation libre et répétition minimaliste, créant un monde sans centre fixe. On cherche une mélodie à laquelle se raccrocher, un battement à suivre, mais l’on ne trouve souvent que texture, tension et espace.
À partir du quatrième morceau, un sentiment d’air apparaît: une pause, un horizon. Mais même là, le saxophone lourdement traité entraîne l’auditeur dans l’abstraction. L’électronique déforme parfois plus qu’elle ne révèle, brouillant la frontière entre souffle humain et résonance mécanique. C’est comme si Schultz voulait dissoudre l’identité même, laisser le son se substituer à l’interprète. Cette démarche peut sembler aliénante, mais c’est peut-être le but recherché. Dans un paysage musical saturé de productions lisses et d’émotions claires, Schultz érige la confusion en posture esthétique. Son univers sonore est dense, opaque, volontairement irrésolu.
Pour écrire de manière pertinente sur un tel projet, il faut un point d’entrée: un concept, un récit, un fil sonore. Or The Road to Trantor échappe à tout cela. Il plane quelque part entre exploration et énigme, toujours en mouvement, jamais en arrivée. Comme les meilleures musiques expérimentales des années 1970, le monde même qui a formé la sensibilité de Schultz, elle pose plus de questions qu’elle n’en résout. Certains passages évoquent les paysages électroniques de Brian Eno, l’énergie fébrile des débuts de Weather Report, ou les expérimentations numériques au saxophone de Michael Brecker, mais l’univers sonore de Schultz demeure plus solitaire, plus intérieur.
Au final, je repars avec un curieux mélange d’admiration et de frustration. Je perçois l’intention, la vision, même la poésie, mais tout cela demeure juste hors d’atteinte. Peut-être est-ce là l’essence même de ce disque: une invitation à errer sans carte, à vivre le son comme un paysage plutôt que comme un discours. Certains albums se comprennent d’emblée; d’autres exigent qu’on apprenne à y habiter. The Road to Trantor est un lieu dont je n’ai pas encore trouvé le chemin, mais qui, je le pressens, continuera de me hanter pendant des années.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 29th 2025
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Musicians :
Carl Schultz – tenor saxophone, flute
Tim Wendel – guitar
Adam Benjamin – piano, Fender Rhodes
Zack Teran – bass
Alwyn Robinson – drums
Track Listing :
1 Journey 7:10
2 Psychohistory 10:16
3 Caves of Steel 6:24
4 Ecumenopolis 6:57
5 Gladia 10:33
6 Unsettled Worlds 4:18
7 Crystalline Desolation 8:31
8 The Spirit of Adventure 5:22
All music by Carl Schultz (ASCAP)
Produced by Tim Wendel and Carl Schultz
Recorded by Loren Dorland at Mighty Fine Productions, Denver, CO, on September 6th and 7th 2023
Mixed by Tim Wendel
Mastered by Stevin McNamara at Crystal Mountain Studios, Ashland, OR
Cover design & layout by John Bishop
