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Des cordes en apesanteur: le WDR Big Band, Mike Marshall et Darol Anger réinventent la tradition du big band.
Il est des collaborations en jazz qui ressemblent moins à des projets qu’à des évidences. Lorsque le WDR Big Band, l’institution de Cologne qui a redéfini l’orchestre de jazz européen, s’associe à deux des instrumentistes à cordes les plus inventifs d’Amérique, le mandoliniste Mike Marshall et le violoniste Darol Anger, le résultat est un album qui respire à la fois l’imagination et la nécessité. Sous la direction de Bob Mintzer, le big band a depuis longtemps ouvert ses portes à des traditions musicales dépassant largement le cadre du swing, et ce nouvel enregistrement confirme sa réputation d’ensemble parmi les plus aventureux et les plus raffinés au monde.
Un héritage d’audace et d’expérimentation
Fondé en 1947 et patiemment façonné au fil des décennies, le WDR Big Band n’a jamais cessé de se réinventer. Nombre de ses musiciens, formés à la musique classique avant de se tourner vers le jazz, possèdent un son singulier: luxuriant, discipliné, mais d’une souplesse qui rend naturel tout dialogue entre les genres. Bob Mintzer, saxophoniste reconnu et membre de longue date des Yellowjackets, a été central dans cette ouverture. Ses arrangements conjuguent élégance structurelle et vitalité rythmique, offrant une plateforme où les invités peuvent se dépasser tout en étant stimulés.
C’est dans cet espace fertile que Marshall et Anger trouvent leur place. Leur présence apparaît moins comme une addition que comme une invitation à réimaginer ce qu’un big band peut contenir.
La mandoline sur les routes du monde
Pour Mike Marshall, l’éclectisme a toujours été une seconde nature. À seulement 19 ans, il rejoint le David Grisman Quintet et se retrouve propulsé sur la scène internationale, enregistrant même aux côtés de la légende Stéphane Grappelli. Depuis, sa carrière s’est affirmée comme une exploration incessante: cofondateur du Montreux Band, de Psychograss et du Modern Mandolin Quartet, il a signé plus de 40 albums sur des labels tels que Sony Classical, Rounder, Compass ou encore son propre Adventure Music.
Sa liste de collaborations ressemble à un annuaire de l’innovation acoustique moderne: Béla Fleck, Chris Thile, Sam Bush, Edgar Meyer, le groupe suédois Väsen, et bien sûr Darol Anger. Sa mandoline, dans cet album, reste fidèle à sa réputation : agile, lyrique et toujours en quête de nouveaux horizons.
Un violoniste qui a redessiné la tradition
Darol Anger s’est imposé comme l’un des violonistes les plus influents de sa génération en refusant les limites de genre. Interprète et pédagogue, il s’est consacré à la transmission autant qu’à la scène, travaillant avec des musiciens et des étudiants aux quatre coins du monde pour promouvoir l’improvisation et les styles de cordes traditionnels. Ses ensembles témoignent de son rôle clé dans l’évolution du quatuor à cordes contemporain: Turtle Island String Quartet, Republic of Strings, Mr Sun, le David Grisman Quintet, le Montreux Band, sans oublier son duo de longue date avec Marshall.
On entend son violon dans des lieux inattendus : la bande-son du jeu SimCity, ou encore le générique de l’émission Car Talk sur NPR, aux côtés d’Earl Scruggs, David Grisman, Mike Marshall et Tony Rice. Ici, son jeu devient un pont entre la mélancolie des traditions folk et la puissance orchestrale du big band.
La rencontre des mondes
L’album est précieux au sens le plus noble du terme: accessible sans jamais renoncer à la sophistication. Les musiciens du WDR Big Band, imprégnés à la fois de rigueur classique et de liberté jazz, enveloppent le duo de cordes d’un écrin harmonique riche. Les arrangements de Mintzer laissent à Anger et Marshall l’espace nécessaire pour déployer leur virtuosité sans perdre l’énergie collective de l’ensemble. À l’écoute, on a parfois l’impression d’un voyage imaginaire: un big band vibrant à Cologne, un violon teinté de nostalgie celtique, une mandoline vive et nerveuse héritée du bluegrass, le tout auréolé d’un éclat orchestral.
Ce n’est pas la première fois que le WDR Big Band s’aventure sur ces territoires. Une vidéo de 1995, encore visible sur YouTube, montre le guitariste Nguyên Lê en compagnie des Yellowjackets et du WDR Big Band: la preuve que cet orchestre cultive depuis longtemps une vision cosmopolite de la musique. Ce projet s’inscrit dans cette tradition d’ouverture, tout en affirmant l’avenir du big band au XXIe siècle.
L’excellence comme fil conducteur
Au final, l’album témoigne d’une excellence partagée. Les musiciens du WDR Big Band, héritiers à la fois de la discipline classique et de la liberté jazz, offrent le cadre. Mintzer, en arrangeur, en sculpte les contours. Et Marshall comme Anger, confrontés à un espace qui n’est pas traditionnellement le leur, y répondent avec curiosité et brio. Le résultat n’est ni du jazz pur, ni du folk, ni du classique: c’est une autre langue, un dialecte inédit de l’improvisation globale.
Notre conclusion:
À une époque où le jazz semble souvent tiraillé entre fidélité à la tradition et désir d’expérimentation, cet enregistrement démontre l’inanité de cette opposition. Le jazz, dans ses plus belles réussites, ne se définit pas par des catégories mais par des conversations. Ici, elles traversent continents, instruments et générations. Ce qui en résulte n’est pas seulement un album, mais une déclaration: l’excellence ne réside pas dans la préservation des frontières, mais dans leur dissolution.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, September 28th 2025
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MUSICIANS:
WDR Big Band, Darol Anger, Mike Marshall,
Director: Bob Mintzer
All arrangements by Bob Mintzer
Track Listing :
Slip And Slide [Live]
Elzic’s Farewell / Yew Piney Mountain [Live]
Down In The Willow Garden [Live]
Green Lawn [Live]
Emy In The Woods [Live]
Replace It All [Live]
In The Lion’s Den [Live]
Dexter [Live]
Borealis [Live]