Wanees Zarour – Silwan (FR review)

Self Released – February 13, 2026
World Jazz
Wanees Zarour – Silwan

À une époque où les migrations internationales redessinent sans cesse le paysage culturel américain, certains musiciens s’imposent non seulement comme des interprètes mais aussi comme des passeurs d’identité, des artistes qui transforment l’exil, l’hybridité et la mémoire en matière sonore. Parmi eux, il est tentant, peut-être même inévitable, d’établir un lien entre Wanees Zarour et Juan Carmona, deux artistes éloignés géographiquement mais unis par une langue instinctive née des cordes. Chez Zarour, c’est l’oud; chez Carmona, la guitare flamenca. Tous deux puisent dans des traditions qui refusent d’être contenues par des frontières, produisant une musique qui ressemble moins à une fusion qu’à un dialogue séculaire. Leur jazz infusé de flamenco et parcouru de sensibilités arabes parle comme le fait souvent le grand art: en rappelant que l’identité, lorsqu’elle est pleinement habitée, trouve toujours une manière de s’affirmer dans un monde qui cherche sans cesse à en gommer les contours.

Comprendre l’œuvre de Zarour, c’est reconnaître la puissance de l’héritage dans les espaces diasporiques. Pour lui, la culture palestinienne n’est pas un thème qu’on évoque mais une pulsation vivante au cœur de son art. Sa musique devient, presque fatalement, un flambeau tendu vers ceux qui préféreraient voir cette flamme s’éteindre, une démonstration que la mémoire culturelle, une fois ancrée, ne s’efface pas si facilement. Aux États-Unis, où il vit depuis des années, Zarour a façonné une langue qui mêle la tradition à une élégance nourrie de discipline classique, de connaissance rigoureuse des modes et d’une sensibilité affûtée par les influences du monde. Sa maîtrise de la musique occidentale ne se contente pas d’élargir sa palette: elle renforce l’architecture narrative de son œuvre, lui donnant un poids intellectuel et émotionnel perceptible bien au-delà des frontières.

Né dans une famille de musiciens, Zarour entre dans le monde du violon classique à sept ans, au Conservatoire national de musique Edward Said. Il progresse rapidement, absorbant le répertoire avec la discipline qu’on associe souvent aux prodiges. Mais ce qui détermine réellement sa trajectoire, c’est son immersion dans le système du maqâm, le cœur modal et philosophique de la musique arabe. Il étudie la tradition du violon oriental, les rythmes et les formes du Moyen-Orient, ces architectures spiralées qui donnent à cette musique sa profondeur hypnotique. Guidé par des maîtres musiciens, il élargit son registre instrumental: oud, percussions et surtout buzuq, ce luth au long manche dont il deviendra l’un des virtuoses les plus remarqués.

Aujourd’hui, à Chicago, Zarour canalise ces années formatrices dans un projet collectif d’une ampleur rare. À la tête de l’Ensemble de musique du Moyen-Orient de l’Université de Chicago, il dirige un orchestre de 70 musiciens interprétant des répertoires turcs, arabes et persans devant des salles combles. Il arrange et transcrit toutes les pièces et conçoit chaque concert non comme une simple présentation musicale, mais comme un espace de dialogue, entre cultures, entre générations, entre histoires qui n’ont que rarement l’occasion de se parler aussi directement. En répétition, il est reconnu autant pour sa précision que pour sa générosité: expliquant un cycle rythmique, montrant un ornement, invitant ceux qui découvrent le maqâm à «ressentir la phrase plutôt que la compter».

Mais imaginer la musique de Zarour comme ancrée uniquement dans la tradition serait méconnaître l’étendue de son langage. La dimension jazz, subtile, organique, profondément intégrée, donne à ses compositions une fluidité rare dans la musique mondiale contemporaine. Son travail s’inscrit dans la lignée des pionniers du world-jazz, ces artistes qui ont utilisé l’improvisation non pour s’éloigner de leur culture d’origine, mais pour l’élargir. Joe Zawinul vient immédiatement à l’esprit : un musicien dont la vision globale a redéfini le jazz sans diluer les traditions auxquelles il se référait. Et il existe, dans le nouvel album de Zarour, des passages qui rappellent les textures chatoyantes de Weather Report, des moments où la complexité rythmique et l’improvisation modale se mêlent avec une liberté à la fois intime et cosmique.

Le jeu de oud de Zarour révèle également cet héritage double. Certaines inflexions, éclats proches du rasgueado, attaques rapides, arpèges fulgurants, évoquent la guitare flamenca, le reliant, au moins par résonance, à un musicien comme Juan Carmona. Le rapprochement n’a rien d’artificiel. L’histoire du flamenco est indissociable des traditions musicales d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient: ses cadences, ses micro-intervalles, son atmosphère émotionnelle ardente portent les empreintes d’échanges séculaires que les récits nationaux ne peuvent contenir. Mettre Zarour et Carmona côte à côte n’est donc pas proposer une fusion, mais éclairer un héritage partagé, une longue onde de migrations culturelles dont les traces demeurent sur les deux rives de la Méditerranée.

On pourrait même dire que Zarour et Carmona travaillent comme des cartographes parallèles dessinant non des territoires, mais des géographies émotionnelles où l’identité est poreuse, adaptable, farouchement vivante. Dans ce contexte, l’album de Zarour devient plus qu’une série de morceaux: il devient une déclaration sur la persistance culturelle. À un moment où les vies, les récits et l’histoire palestinienne restent constamment menacés, sa musique s’impose comme une forme de résistance artistique, non militante, mais résolue; non rhétorique, mais profondément humaine.

Reste que tout cela n’aurait guère de sens si la musique elle-même ne tenait pas la route. Et cet album, indéniablement, la tient. Si 2026 s’annonce comme une année riche en grandes parutions, celle de Zarour fait partie de celles qu’il faut garder à portée de main, un disque qu’on a envie de réécouter encore et encore. Ses sept compositions originales se déploient comme les chapitres d’un roman, distinctes, stratifiées, révélant quelque chose de nouveau à chaque écoute. Les orchestrations sont riches sans jamais être lourdes; les structures rythmiques complexes sans être saturées. Il y a des moments d’intensité fulgurante, où l’ensemble déferle avec une force quasi cinématographique. Il y a des passages d’une poésie délicate, où l’oud semble murmurer plutôt que parler. Et il y a des interludes romantiques, sobres mais puissamment expressifs.

Il m’a fallu plusieurs écoutes pour en saisir pleinement l’architecture, les signatures rythmiques changeantes, les rappels thématiques subtils, les glissements harmoniques inattendus. Mais c’est précisément là que réside sa force: une originalité qui récompense la patience et invite à la découverte. Ce n’est pas un album d’ambiance; c’est une œuvre qui exige quelque chose de son auditeur, attention, ouverture, curiosité, et qui lui rend bien davantage.

Au fond, Wanees Zarour offre plus qu’une expérience musicale. Il offre un rappel que l’identité, lorsqu’elle est portée avec clarté et conviction, devient une force artistique capable de transcender les frontières et de survivre aux tentatives d’effacement. Sa musique parle d’un monde où la mémoire culturelle est un terrain de lutte, et où, entre les mains d’artistes comme lui, elle demeure intensément, résolument vivante.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, November 25th 2025

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To buy this album

Website

Musicians:
Wanees Zarour, buzuq, oud, percussion
Sammuel Moshing, guitar
Andrew Lawrence, piano, keyboard
Vinny Kabat, bass
Bryan Pardo, saxophone, clarinet
Catie Hickey, trombone
Nick Kabat, drums
Taraq Rantisi, percussion

Track Listing:
Silwan
Lifta
Autumn
Festival
Fig Tree
Cold City
Anthem