Jazz |
Cet ambitieux et transcendant projet puise son essence au cœur de l’une des plus anciennes traditions orales et vernaculaires d’Amérique du Nord. Dans un paisible archipel au large des côtes de la Georgie et de la Caroline du Sud, réside en effet une communauté longtemps méconnue, qui se désigne elle-même comme les Gullah (ou Geechee). Descendants directs d’esclaves déportés sur ces terres tropicales dès le dernier tiers du XVIIème siècle (et affectés à la culture rizière), ils se sont transmis à travers les générations de significatifs traits culturels issus de leurs racines africaines, tels que la gastronomie, la médecine traditionnelle, la musique, l’habitat, le mysticisme et les vêtements, ainsi qu’un parlé créole mêlant l’anglais à divers dialectes (en provenance majoritaire de Sierra Leone). Alors que plusieurs décrets fédéraux leur déléguèrent la propriété et l’usufruit de ces terres inhospitalières lors de l’abolition de l’esclavage, un récent boom immobilier tend désormais à les en déposséder, au profit d’un développement touristique en plein essor. Les anciennes plantations sont donc progressivement supplantées par des greens de golf, et les plages de sable fin voient croître à leur lisière du béton à haut rendement boursier. Peu versés dans le droit administratif et foncier, les communautés indigènes peinent à faire valoir leur préemption, et se voient ainsi menacées à court terme d’un nouveau négationnisme culturel et social. Lauréat de l’Award décerné en 2019 par la Fondation Guggenheim au titre de compositeur de l’année, le trompettiste, compositeur et arrangeur Matt White (par ailleurs Doctor In Musical Arts auprès de l’Université Côtière de Caroline du Sud) se vit confier la tâche d’effectuer des field recordings (à la manière des ceux que réalisèrent les Lomax père et fils au siècle dernier) sur l’île St. Helena. La vingtaine d’heures de ces enregistrements recueillis sur le terrain fournit matière à la réalisation de l’œuvre présente, où s’intriquent spoken word, jazz instrumental et musique de chambre. Outre la trompette de Matt White, les sept compositions que propose cette création assemblent pas moins de sept cuivres interprétés par cinq musiciens (dont le célèbre saxophoniste ténor Chris Potter, natif lui-même de Caroline du Sud), s’articulant toutes autour du drumming précis et foisonnant de l’excellent Quentin E. Baxter. Des plages telles que “Aye Neva” et “Were You There?” mêlent à la scansion orale et à la pulsation jazz cuivrée (outre la guitare alerte Tim Fischer et le piano délicat de Demetrius Doctor) la dimension contemplative et majestueuse d’un quatuor à cordes (The Charleston Symphony String Quartet), tandis que le chant de Rosa Murray confère à “Watchman” une poignante dimension gospel. Introduit et sous-tendu par la contrebasse gracile de Rodney Jordan, l’émouvant “Cheraw” rejoint dans sa construction le désormais classic jazz d’Archie Shepp, et Sonny Rollins, tandis que l’enlevé “Prayed Up” emprunte au be-bop de Charlie Parker et Dizzy Gillespie (citant malicieusement le riff de “Salt Peanuts”). L’adaptation instrumentale du spiritual “Come By Here” conclut en beauté cette entreprise de célébration et de transmission. Vous n’avez pas fini d’en faire le tour.
Patrick DALLONGEVILLE
Paris-Move, Blues Magazine, Illico & BluesBoarder
PARIS-MOVE, July 30th 2023
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