Blues

“Well, it’s 1969 O.K., all across the U.S.A.” chantait cette année là une bande de semi-délinquants juvéniles originaires de cette banlieue industrielle du Michigan que demeure Ann Arbor. Et ils ajoutaient: “another year with nothing to do”, pour témoigner du désœuvrement et de l’ennui de la jeunesse blanche suburbaine. Qu’aurait pu alors en dire la communauté afro-américaine, coincée depuis des décennies dans une relégation sociale et économique se traduisant à la fois par sa sur-représentation en milieu carcéral, et les relents d’une ségrégation qu’une décennie de lutte pour la reconnaissance de ses droits civiques n’avait toujours pas réussi à endiguer? Cette année là (comme chantait l’autre), tandis que l’Homme Blanc arpentait en grande pompe notre astre satellite, un demi-million de youngsters se réunissait dans un champ de l’État de New-York durant le week-end de la mi-août pour célébrer “trois jours de paix, de musique et d’amour”. Deux semaines plus tôt, un groupe d’étudiants de l’Université du Michigan, représentatifs de ce blues revival porté par nombre d’érudits et d’activistes blancs au cours des sixties, entreprit pour sa part de célébrer les héros encore actifs de cette musique par trois jours de blues, de camaraderie et de communion. Le programme (excusez du peu) réunissait B.B. King, Roosevelt Sykes, Son House, Mississippi Fred McDowell, Arthur ‘Big Boy’ Crudup, Big Joe Williams, Junior Wells, Otis Rush, Magic Sam, James Cotton, T-Bone Walker, Big Mama Thornton, Lightnin’ Hopkins, J.B. Hutto, Charlie Musselwhite, Jimmy Dawkins, Clifton Chenier, Howlin’ Wolf, Muddy Waters et un tout jeune (et sauvage) Luther Allison! Demeurés largement inédits depuis, les enregistrements de ces concerts furent le fait des organisateurs eux-mêmes. Pour rudimentaires qu’elles furent, ces captations (effectuées à l’arrache sur un magnétophone Norelco 4 pistes) n’en restituent pas moins avec l’acuité du cinéma-vérité l’intensité des performances qui se jouèrent là. On n’est certes guère loin de la qualité d’un (bon) bootleg (des conversations du public s’y immisçant même de ci, de là), et l’on vous conseille d’ y accentuer les basses tout en réduisant les aigus lors de votre écoute, mais l’intensité des prestations de chaque artiste (Jimmy Dawkins, J.B. Hutto, Magic Sam, Luther Allison, Charlie Musselwhite, Howlin’ Wolf, B.B. King, Big Mama Thornton et Otis Rush en tête) en justifie l’acquisition séance tenante. En effet, si l’amateur de rock lambda hésite longtemps avant de répondre à la question: “si vous pouviez remonter le temps, où et quand aimeriez-vous assister à votre moment favori…?”, le fan de blues vendrait son âme pour avoir pu être présent lors de cette première édition du Ann Arbor Blues Festival. Ce qui ne rend le prix de cet objet que plus dérisoire encore…

Patrick Dallongeville
Paris-Move, Blues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, October 3rd 2019

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