TORONZO CANNON – The Preacher, The Politician or The Pimp

Alligator
Blues

Chicago Transit Authority, ou plutôt C.T.A. pour les intimes. Si pour les plus cacochymes parmi nos lecteurs, cet acronyme évoque encore de hauts faits d’armes remontant à un demi-siècle (“I’m A Man”, “Questions 67 & 68”, “Does Anybody Really Know What Time It Is”, ce genre), pour Toronzo Cannon, cela signifie encore et surtout turbin. En effet, bien que signé sur le plus fameux label de blues U.S., ce jeune quinquagénaire en est encore réduit à exercer un day job pour subsister, et son boulot, c’est conducteur de bus. Et ce n’est pas faute de persister dans la carrière musicale, puisque le bougre s’arrange pour expédier ses quarante heures de salariat en quatre jours, afin de réserver ses trois soirées de fin de semaine pour se produire dans les clubs de la Windy City. Depuis 1996 (où il débuta en tant qu’accompagnateur de pointures telles que Wayne Baker Brooks, L.V. Banks ou Tommy McCraken), Toronzo Cannon a travaillé son instrument jusqu’à finir par former son propre band, et enregistrer un premier album autoproduit (“My Woman”) en 2007, puis deux autres chez Delmark, avant son “Chicago Way”, qui marqua sa signature en 2016 chez le saurien. Pour son cinquième album à ce jour, Toronzo Cannon ne baisse la garde à aucun instant, attaquant frontalement dès le furieux “Get Together Or Get Apart”. Sur une rythmique implacable, son chant puissant et son jeu incendiaire sur les six cordes ne laissent aucun échappatoire à l’auditeur. C’est assurément du blues, mais “in your face” comme disent les anglo-saxons: “si on ne parvient pas à s’entendre, autant se séparer”, argutie-t-il, citant avec malice le “50 Ways To Leave Your Lover” de Paul Simon. Combien d’autres blues ont-ils ainsi évoqué auparavant les affres des relations humaines? Sur un mode seventies soul, la plage titulaire livre un amer constat d’impuissance face à l’état du monde. Alors qu’il figurait en titre de son précédent album, “The Chicago Way” est un boogie échevelé mêlant les références à Slim Harpo et Junior Parker, et sur lequel l’orgue de Roosevelt Purifoy attise les braises que propulse la rythmique. L’harmonica de Billy Branch adoube magistralement le classic shuffle “Insurance” (sur les assurances santé, réel problème de société aux States), et le boss d’Alligator passe la tête depuis la console pour y dialoguer avec Toronzo sur la coda. Le malicieux “Stop Me When I’m Lying” descend ensuite le Missisippi jusqu’à New-Orleans, rumba beat et cuivres à l’appui, et le piano de Purifoy n’y résiste pas à la tentation de célébrer James Booker et consorts. Au fil du brûlant “She Loved Me (Again)”, la guitare de Toronzo évoque celle, aussi éruptive que déchirante, du regretté Son Seals, et l’on finit de mesurer le potentiel de ce musicien qui n’a pas dû hériter du patronyme Cannon par hasard: ses six cordes vous embarquent en un tourbillon vertigineux, duquel on ne se libère qu’à contrecœur… C’est la plage la plus longue de cette collection, mais aussi celle que l’on s’empresse de se repasser en priorité: un véritable tour de force émotionnel. Le quasi-gospel “The Silence Of My Friends” emprunte ensuite des sentiers moins tortueux, mais la guitare ne s’y montre pas moins inspirée. “The First 24” remonte le temps jusqu’à celui où des stylistes tels que Bukka White et Big Joe Williams trituraient les manches de leurs guitares creuses avec des goulots sciés, pour transcrire les frissons qui leur parcouraient l’échine: l’effet en est toujours aussi tétanisant. Bon garçon, Toronzo sait aussi faire rouler le rock à l’occasion, et il le prouve avec “That’s What I Love About ‘Cha” (avec le renfort complice d’un Purifoy citant Johnny Johnson). Le swing shuffle “Ordinary Woman” bénéficie lui aussi d’un piano alerte dans les phrasés jazzy, favorisant des envolées de guitare du même acabit. Retour à la stricte obédience chicagoane pour un “Let Me Lay My Love On You” aussi salace que son titre le suggère. Et si les paroles n’y étaient pas assez explicites, la guitare en souligne le sens. Son ex-patronne Joanna Connor vient conclure le ban au chant et à la slide, pour un “I’m Not Scared” aussi impavide que le solo de wah-wah qu’y imprime un Toronzo Cannon en transe. Sa démarche rappelle celle du regretté Luther Allison en son temps: un blues fermement ancré dans la tradition urbaine, sans négliger pour autant les apports respectifs de Hendrix, Marvin Gaye, Curtis Mayfield, Stevie Ray et Prince. Notre blues d’aujourd’hui, en somme, et sans doute l’un des vingt meilleurs albums de ce genre ces dernières années.

Patrick Dallongeville
Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, September 7th 2019