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Tomoko Omura: “Run Run Run”, quand l’urgence de l’histoire devient musique.
2025 s’impose comme une année d’audace artistique.
À travers les genres et les continents, les musiciens osent, expérimentent, ressentent avec une intensité rarement observée ces dernières années. Et pourtant, au sein de ce foisonnement créatif, le nouvel album de la violoniste et compositrice Tomoko Omura, Run Run Run, se distingue nettement: une œuvre profondément cinématographique, humaine et philosophique, méditation vibrante sur la guerre, la mémoire et l’empathie.
Je l’avoue, je ne connaissais pas Omura auparavant. Mais après de nombreuses écoutes, une évidence s’impose: j’ai découvert l’une des voix musicales les plus fascinantes de notre époque, une compositrice qui refuse toute frontière et remodèle la matière même de la musique. Dans ses mains, la précision classique, l’improvisation jazz, la mélodie pop et l’énergie du rock s’entrelacent naturellement. Écouter Run Run Run revient moins à assister à un concert qu’à pénétrer dans un film, un film dont les scènes se déroulent sous nos yeux.
Un groupe uni par l’intuition et la confiance
L’album réunit un ensemble lumineux: Jeff Miles à la guitare, Glenn Zaleski au piano, Pablo Menares à la basse, Jay Sawyer à la batterie, et Omura elle-même au violon et à la direction. Ensemble, ils forment un groupe d’une cohésion rare, fruit de plus d’une décennie d’exploration commune. Leur alchimie est palpable, presque télépathique, et insuffle à chaque note une intimité singulière.
Et pourtant, cette complicité s’est forgée sous la pression. Run Run Run a vu le jour dans l’urgence: seulement deux répétitions et une première représentation publique avant l’enregistrement en studio. Mais le résultat ne traduit en rien la précipitation, bien au contraire. Le jeu est tendu, précis, spontané, mais toujours maîtrisé.
Omura l’explique par la confiance : «Malgré les contraintes de temps, j’avais une confiance absolue dans leur capacité à apporter quelque chose d’extraordinaire à la musique», confie-t-elle. «Cette confiance nous a permis de travailler dans la spontanéité et de capter quelque chose d’authentique, le reflet à la fois de notre évolution individuelle et de notre intuition musicale collective.»
Une bande-son pour la mémoire et l’histoire
Au fil de l’album, Run Run Run se transforme en récit sonore. On y perçoit des paysages, des visages, des fragments de vie. Comme dans ses précédents opus, Branches, Vol. I & II, la musique d’Omura se déploie avec une force narrative presque cinématographique. Mais cette fois, le propos dépasse l’intime: il s’élargit à la mémoire collective et à la conscience historique.
Le choix du moment n’a rien d’anodin. Alors que le monde traverse de nouvelles tensions géopolitiques et commémore le 80ᵉ anniversaire des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, Omura signe à la fois une suite musicale et une nouvelle littéraire qui explorent le coût humain de la guerre nucléaire. Ce projet, loin d’être une abstraction, relève d’un acte personnel, presque existentiel.
«L’idée d’écrire une histoire et de composer de la musique sur les armes nucléaires m’est venue après avoir lu Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa», explique-t-elle. «Ce livre s’inspire de son expérience de survivant du bombardement. J’ai été profondément émue, surtout par Gen, le jeune héros de six ans, qui a à peu près le même âge que mon fils.»
Chez Omura, cette empathie devient moteur de création. Les textures musicales évoquent non seulement l’horreur de la destruction, mais aussi la persistance de la tendresse et de l’espérance. Son violon ne se contente pas de chanter: il pleure, interroge, console.
Face à cette sincérité, Omura exprime un malaise devant l’absence de cette dimension dans le film de Christopher Nolan: «Malgré son succès, Oppenheimer n’a pas montré la dévastation humaine provoquée par la bombe», dit-elle. «Ce vide, ce silence, c’est précisément ce que j’ai voulu combler.»
L’art de l’urgence
Le travail d’Omura se situe à la croisée des formes artistiques. Il emprunte la clarté émotionnelle du cinéma, la rigueur de la composition classique, l’élan improvisé du jazz. Mais au cœur de son œuvre demeure quelque chose de plus ancien: l’urgence du récit.
Lorsque les arts s’entrelacent, comme au théâtre, cet art que j’aime tant pour sa capacité à déranger et à éveiller,, ils suscitent la pensée, secouent la conscience, stimulent la création. Run Run Run naît précisément de cet état d’urgence artistique, ce moment où l’émotion brute exige de devenir forme.
C’est sans doute là le véritable talent de Tomoko Omura : transformer le chaos du présent en une œuvre expressionniste d’une clarté et d’une grâce saisissantes. Dans sa musique, les contraires coexistent, la sagesse et la brutalité, la lumière et l’ombre, le yin et le yang. Chaque pièce semble tenir sur une ligne fragile, toujours prête à basculer, mais portée par une vague d’amour irrésistible.
La générosité des grands artistes
À la fin de l’écoute, les questions de style ou de genre s’effacent. Ce qui demeure, c’est un sentiment de plénitude, le choc silencieux de la beauté. Omura et son ensemble ne se contentent pas d’interpréter: ils transmettent. Leur musique est un don, un partage. Cette générosité, rare et précieuse, n’appartient qu’aux grands artistes et aux grands esprits, ceux qui transforment la conviction intime en émotion collective.
Dans Run Run Run, Tomoko Omura ne se contente pas de composer. Elle se souvient. Elle interroge. Et, surtout, elle relie.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 7th 2025
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Musicians :
Tomoko Omura, violin, composer
Jeff Miles, guitar
Glen Zaleski, piano
Pablo Menares, bass
Jay Sawyer, drums
Track Listing :
Brooklyn Day
The Flash
Hiroshima
The Firestorm
Black Rain
The Tunnel
The Birthplace
City of Ghosts
