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Todd Herbert est de ces musiciens de jazz qui échappent volontiers aux projecteurs, tout en imposant une évidence à quiconque prend le temps de l’écouter. Depuis plus de vingt ans, il occupe une place à la fois centrale et discrète dans le paysage du jazz: un saxophoniste à la technique redoutable, pétri de respect pour la tradition, et animé d’un engagement presque obstiné à privilégier l’art plutôt que la notoriété. Herbert a joué aux côtés des géants, Jimmy Cobb, Tom Harrell, Freddie Hubbard, Charles Earland, mais n’a jamais cherché à se hisser au rang d’icône. Sa trajectoire est celle d’une persévérance silencieuse, celle d’un musicien convaincu que c’est l’instrument, et non lui, qui doit parler.
Avec Captain Hubs, son troisième album en tant que leader, Herbert rappelle avec éclat pourquoi ceux qui connaissent son travail l’évoquent avec un respect presque admiratif. L’album succède à The Todd Herbert Quartet (1999) et à son disque éponyme paru en 2003, consacré en grande partie aux standards. Vingt ans plus tard, Captain Hubs n’apparaît pas comme un simple retour, mais comme une déclaration d’existence: Herbert est toujours là, toujours en quête, toujours en train d’affiner sa voie.
Le critique Neil Tesser, plume respectée du Chicago Reader, a su saisir autrefois cette tension féconde: Herbert, écrivait-il, «sait orchestrer un arrangement avec une énergie inépuisable, tout en conservant un timbre réservé, hommage autant à l’école “cool” des années 1950 qu’au courant dominant des années 1980. Une approche qui, combinée à l’agilité de ses doigts, produit une douce mais insistante tension créative dans son jeu».
Cette tension irrigue chaque piste de Captain Hubs. L’album propose quatre compositions originales, entrelacées de relectures de John Coltrane, Wayne Shorter ou encore Fred Coots. Mais il ne s’agit pas de simples reprises: Herbert s’approprie ses influences, les absorbe et les reformule à sa manière. On y retrouve l’héritage du be-bop des années 1950 et l’intensité exploratrice des années 1960, mais débarrassés de toute nostalgie. Ses arrangements poussent les motifs harmoniques et rythmiques à leurs limites, jusqu’à l’explosion parfois, puis les ramènent avec une précision presque souveraine. Le résultat: un son à la fois familier et singulier, enraciné dans l’histoire et résolument contemporain.
L’album doit aussi beaucoup aux compagnons de route réunis pour l’occasion. Enregistré à l’été 2024 avec le pianiste David Hazeltine, le contrebassiste John Weber et le batteur Louis Hayes, légende vivante et «Jazz Master» de la National Endowment for the Arts, ce disque sonne comme une conversation entre égaux autant qu’une mise en lumière du leadership de Herbert. «Après une journée d’enregistrement, le 25 juin, nous avons fixé dix sections de compositions originales et classiques», raconte Herbert. «Je suis profondément reconnaissant d’avoir eu la chance d’enregistrer avec ces musiciens exceptionnels. Merci infiniment pour votre écoute, j’espère que vous apprécierez.»
Cette humilité est presque une signature. Herbert a pourtant partagé la scène avec le quintette de Freddie Hubbard, le Jimmy Cobb Legacy Band ou encore le quartet de Charles Earland. Mais il ne met guère ses succès en avant: il se conçoit comme maillon d’une chaîne, dépositaire d’une mémoire musicale transmise de génération en génération. À ce titre, il incarne une figure presque archétypale du musicien de jazz: moins une vedette qu’un artisan, moins une «marque» qu’un gardien de la tradition.
Mais Captain Hubs suggère davantage: À une époque où le jazz occupe une place paradoxale, révéré dans les institutions, fragilisé dans les clubs, Todd Herbert incarne une forme de résilience. Sa musique ne se plie ni aux algorithmes de la popularité ni aux impératifs de séduction commerciale. Elle repose sur la conviction têtue que l’art, patiemment façonné, demeure essentiel. Qu’écouter attentivement, c’est découvrir une richesse. Qu’un saxophone, porté par le souffle et la discipline, peut encore s’imposer dans le vacarme de notre temps.
Il y a aussi une dimension générationnelle. Louis Hayes, à près de quatre-vingt-dix ans, apporte à l’album une assise magistrale; Hazeltine et Weber ajoutent leurs voix chevronnées. Herbert, à leurs côtés, se tient à la fois comme héritier et pair: un pied dans le hard bop historique, l’autre dans les incertitudes du jazz du XXIe siècle. La tension dont parlait Tesser n’est pas seulement musicale: elle est existentielle. Herbert conserve et invente tout à la fois, entre la mémoire et l’élan.
Le qualifier de «légende» serait peut-être prématuré; son nom ne résonne pas encore comme celui d’un Rollins ou d’un Shorter. Mais l’écoute attentive de Captain Hubs révèle un musicien qui s’inscrit bel et bien dans cette lignée de créateurs qui bâtissent leur réputation non sur le spectaculaire, mais sur la substance. Son timbre, forgé par des décennies de travail acharné et des nuits innombrables sur scène, rappelle que le jazz n’est pas une relique historique, mais un art toujours vivant, toujours vibrant.
C’est pourquoi l’histoire de Todd Herbert dépasse le cadre d’un disque ou même d’un parcours personnel. L’histoire de ce musicien dit ce que signifie consacrer sa vie à la musique dans un monde qui peine parfois à reconnaître cette dévotion. cela illustre la conviction que l’art a une valeur, même, et peut-être surtout, quand il est créé sans fanfare. Et elle rappelle une vérité ancienne: quelque part, dans un studio ou dans un club intime, un musicien comme Todd Herbert continue de pousser le jazz en avant, une note après l’autre.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, September 6th 2025
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Musicians :
TODD HERBERT – Tenor Sax
DAVID HAZELTINE – Piano
JOHN WEBBER – Bass
LOUIS HAYES – Drums
Track Listing :
Captain Hubs
Prophet’s Oracle
Look Into The Abyss
You Got To My Head
In The Moment
Temple Of Silence
The Mind’s Eye
Fee-Fi-Fo-Fum
Straight Street