THE DEARS – Lovers Rock

Dangerbird
Pop
THE DEARS - Lovers Rock :

Dans les sixties, le rock n’était pas segmenté en autant de chapelles que de nos jours. Il n’en était pas moins aisé de distinguer ses formations majeures dès la première écoute, tant l’identité spécifique de la plupart d’entre elles était alors sciemment cultivée: impossible pour l’auditeur d’alors de confondre Who, Beatles et Stones, de même pour Spencer Davis Group, Animals, Byrds, Doors ou Beach Boys. Cette diversité se cultivait même jusque parmi les groupes de seconde division (ne citons que les Troggs, pour éviter de nous attirer les foudres des fans des Small Faces, tandis que les Kinks et les Pretty Things s’employaient pour leur part déjà à brouiller les pistes). Mais la décennie suivante vit, sous les impulsions respectives de la presse et de l’industrie, s’agréger des genres et des familles dont la plupart co-existent encore de nos jours. Des outsiders comme Todd Rundgren, les Stooges, les Sparks ou Steely Dan seraient à présent immédiatement classés dans les mêmes tiroirs que leurs émules respectifs, et il en résulte une consternante prévisibilité de la scène musicale actuelle. Même la catégorie que l’on désigne paradoxalement sous l’étiquette rock-indé n’échappe plus à cette implacable règle marketing, et toute tentative d’innovation ou de démarquage s’en trouve lourdement grévée. Toute la production discographique serait donc en coupe réglée? Non, car tels The Dears, quelques villageois résistent encore et toujours à l’envahisseur! Loin de réfuter tout héritage des décennies passées, cette formation québécoise fait depuis 25 ans feu de tout bois pour distiller le substrat de son identité composite. Menés par le couple que forment, à la scène comme à la ville, le chanteur guitariste Murray Lightburn et la claviériste Natalia Yanchak, The Dears livre donc son dixième album (si l’on y inclut les deux live). Y perpétuant la savoureuse diversité qui caractérise ses prédécesseurs, c’est une œuvre à la fois puissante et accessible, dont la richesse instrumentale s’accompagne de certaines des préoccupations profondes que suscite notre époque confuse. Mené par le clavier sautillant de Yanchak, “Heart Of An Animal” s’entame comme un inédit des Sparks de “Kimono My House” (où Russel Mael serait brusquement descendu de deux octaves), avant de bifurquer sur un maelstrom de chœurs célestes, avec roulements de toms dignes de Big Star. Le mid-tempo ciselé “I Know What You’re Thinking And It’s Awful” en remontrerait à tous les Elton John et Billy Joel de la création, tandis qu'”Instant Nightmare!” empiète sur les platebandes des Bangles. Sur un mode évoquant les Smiths, “Is This What You Really Want?” pose ensuite quelques fondamentales questions existentielles, avant que “The Worst In Us” ne vienne carillonner la permanence d’une pop aussi irrésistible qu’intemporelle: un instant-classic conçu pour s’imprimer de manière indélébile sur le cortex neuronal de l’auditeur. Avec ses synthés vintage, son bossa-beat numérique, sa guitare flamenco et ses volutes de saxophone, le lyrique “Stille Lost” évoque l’improbable rencontre entre Manitas de Plata, Carlos Jobim, Gerry Rafferty et Genesis, tandis que sur un autre rythme sud-américain, “Play Dead” rappelle le “More Than I Can Bear” de Matt Bianco, et que “No Place On Earth”, “Too Many Wrongs” et “We’ll Go Into Hiding” empruntent la facture yacht-rock from Laurel Canyon des Eagles. Aurait-on songé à reprocher aux Beatles de “Sergeant Pepper’s” et d'”Abbey Road” leur manque de cohérence? C’est en quelque sorte la démarche que proposent The Dears aux mélomanes d’aujourd’hui.

Patrick Dallongeville
Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, June 10th 2020