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Quand le jazz redonne une âme nouvelle aux classiques
Voici un album qui ne manque ni d’idées ni de personnalité. Ce qui m’a d’abord attiré, c’est la présence de Sarah Caswell et Ken Peplowski, deux musiciens dont j’ai déjà eu l’occasion de parler cette année, et dont j’admire la finesse et la musicalité. Sous la direction de Ted Rosenthal, ils se retrouvent ici pour un projet aussi audacieux qu’évident: revisiter le grand répertoire classique à travers le prisme du jazz contemporain.
Entre les mains de Rosenthal, ces œuvres de Dvořák, Rachmaninov, Beethoven ou Satie prennent des couleurs inattendues. Ses arrangements jazz ne se contentent pas d’orner ou d’adoucir ; ils transforment. Ces partitions, si connues qu’on les croit immuables, retrouvent soudain leur liberté: elles respirent, se déplacent, se laissent porter par des rythmes nouveaux sans jamais perdre leur essence. Ce qui frappe avant tout, c’est la clarté émotionnelle qui s’en dégage. Les musiciens, manifestement investis dans chaque mesure, jouent avec une sincérité telle que, connaissant bien la plupart de ces œuvres, il m’est parfois arrivé de ne plus les reconnaître. Preuve que le pari est brillamment tenu.
Lauréat à trois reprises des bourses du National Endowment for the Arts, Ted Rosenthal occupe depuis longtemps une place singulière à la frontière du jazz et de la musique classique. Pianiste d’une technique éblouissante et d’un lyrisme profond, il a mené une carrière d’interprète et de compositeur où se côtoient pièces de jazz, œuvres orchestrales et créations scéniques. Son opéra jazz Dear Erich, commandé et créé par le New York City Opera en 2019, reste une référence: «Captivant… raconte une histoire vraie et bouleversante. La partition de Rosenthal exprime le regret et la fragilité, avec des scènes qui ouvrent sur un jazz d’une grande virtuosité», écrivait Anthony Tommasini dans le New York Times. «Une œuvre qui laisse l’auditeur prêt à applaudir à tout rompre», ajoutait Opera Wire. Depuis sa création, Dear Erich a été donné plus d’une douzaine de fois, aux États-Unis comme en Europe.
C’est cette même sagesse, cette même alliance d’intelligence et de sensibilité, qui irrigue Classics Reimagined: Impromp2. Rosenthal aborde chaque pièce classique non comme un monument figé, mais comme une matière vivante à remodeler. Son regard est celui d’un compositeur passionné par la belle écriture, capable de repérer dans chaque partition le point d’appui exact d’où il pourra la transformer en un nouvel objet musical, immergé dans un langage jazz qu’il est, au fond, le seul à pouvoir définir. Le résultat n’a rien d’un simple exercice de style: c’est une véritable recréation.
Et pour en saisir toute la richesse, il faut absolument écouter cet album dans son format CD, plutôt qu’en version numérique compressée. C’est là que l’on perçoit la profondeur du son, la chaleur des timbres, la subtilité des arrangements. Chaque détail compte: la respiration entre les phrases, l’équilibre entre la main gauche du piano et les voix des instruments, la façon dont les harmonies se déploient comme des couleurs sur une toile. Pour l’auditeur attentif, Classic Reimagined est une leçon de musique, presque une masterclass sur l’art d’unir structure et spontanéité sans que l’un n’écrase l’autre.
Des musiciens comme Ted Rosenthal sont rares et précieux. Ils rappellent que la virtuosité n’a de sens que lorsqu’elle se met au service de l’émotion, et que l’intelligence musicale n’exclut jamais la tendresse. Son art apporte une forme de sérénité au monde, cette sérénité rare que procure la beauté vraie, celle qui ne cherche pas à séduire mais à émouvoir.
L’un des sommets du disque est sans doute sa relecture de «Je te veux» d’Erik Satie. Souvent malmenée ou rendue banale par excès de légèreté, la pièce retrouve ici toute sa dimension intime: une valse tendre, rêveuse, d’une pudeur bouleversante. Rosenthal et ses partenaires ne la jouent pas comme une simple bluette, mais comme une déclaration d’amour murmurée. L’harmonie y respire, les nuances se font caressantes, la ligne mélodique se déploie avec une clarté presque vocale. On imagine aisément Satie lui-même, écoutant cette version avec un sourire discret, heureux qu’on ait su comprendre le romantisme discret, la mélancolie apaisée qu’il avait voulu y mettre.
Ailleurs, Beethoven et Rachmaninov bénéficient du même respect et de la même liberté. Leurs thèmes, célèbres entre tous, se parent d’accords inédits, de rythmes qui les font glisser vers d’autres horizons. Rosenthal ne cherche pas à «jazzifier» le classique; il le fait respirer autrement. Il interroge ces œuvres, les réinvente sans les trahir. Et quand l’album s’achève sur une des compositions les plus connues de Chopin, on se surprend à sourire: l’émotion demeure intacte, renouvelée, comme si l’on redécouvrait un paysage familier sous une lumière différente.
Ce que propose Ted Rosenthal, au fond, c’est un pont. Un pont entre les genres, certes, mais surtout entre deux manières d’écouter. Classics Reimagined nous rappelle que le vrai lien entre jazz et musique classique ne se situe pas dans la forme, mais dans l’esprit: dans la curiosité, la liberté, le goût du risque et la quête obstinée de beauté.
Car cet album ne cherche pas à impressionner. Il invite. Il parle doucement, mais avec autorité. Et il laisse, chez celui qui l’écoute, un sentiment rare: celui de la gratitude. Gratitude pour la clarté de sa vision, la sincérité de son émotion, et pour cette joie simple d’entendre des musiciens qui ne jouent pas pour montrer ce qu’ils savent faire, mais pour rappeler ce que la musique, encore et toujours, peut être.
Ted Rosenthal peut être fier, de son regard, de ses partenaires, et de cette conversation lumineuse qu’il tisse entre les siècles.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 12th 2025
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Musicians :
Ted Rosenthal, piano
Noriko Ueda – bass
Quincy Davis – drums (1,2,6,8,10)
Tim Horner – drums (3,4)
Ken Peplowski clarinet
Sara Caswell Violin (5,9,10)
Track Listing :
Waltz in C-Sharp Minor
Slavonic Dance
Mazurka in A Minor
The Old Castle (feat. Ken Peplowski)
Vocalise (feat. Sara Caswell)
Allegretto from Symphony No. <3>
“Pathetique” Sonata, 2nd Movement
“Pathetique” Sonata, 3rd Movement
Salut D’Amour (feat. Sara Caswell)
Je Te Veux (feat. Sara Caswell)
Waltz in A-Flat Major (feat. Ken Peplowski)
