SUGAR RAY & THE BLUETONES feat. LITTLE CHARLIE

Too Far From The Bar // Severn Records
Blues
SUGAR RAY & THE BLUETONES feat. LITTLE CHARLIE

Dès les premières notes du “Don’t Give No More Than You Can Take” qui introduit cette galette, on ne peut qu’être saisi d’un sentiment mêlé de reconnaissance et de deuil. Car les doigts qui y égrènent ces licks si distinctifs sur les six cordes ont subitement cessé de jouer le 6 mars dernier. Charlie Baty (dit Little Charlie) n’avait que 66 ans, et ceci constitue donc ses derniers enregistrements. Natif de l’Alabama mais relocalisé à Sacramento, et co-leader trois décennies durant de Little Charlie & The Nightcats (avec Rick Estrin), il avait quitté cette formation en 2008 pour se consacrer à des projets plus personnels (et échapper enfin au cycle éprouvant des tournées qui les menaient de par le monde). Nous avions néanmoins eu l’extrême chance (et l’immense plaisir) de pouvoir l’apprécier aux côtés de Sugar Ray & The Bluetones, en clôture triomphale de la Nuit du Blues de Mouscron, le 1er décembre 2018. Le jeu si articulé de Charlie y étincelait, et comme son héros suprême au panthéon des guitaristes de jazz était né à quelques miles de là, ses comparses lui abandonnèrent furtivement la scène pour qu’il puisse y interprêter seul un instrumental de Django Reinhardt, tranquillement assis sur une chaise de fortune. D’autres souvenirs de bacchanales live reviennent à l’esprit, comme la fois où leurs costumes de Nightcats (part intégrante de leur show) furent égarés à l’aéroport de Charleroi, les contraignant à se produire au Spring Blues d’Écaussinnes 1997 dans leurs habits de voyage (Rick Estrin en jeans et chemise à carreaux, méconnaissable!). Le jeu de Charlie Baty n’inspirait que la joie et un furieux appétit de vie, qui contrastaient avec l’humilité et l’aspect délibérément anodin du personnage, aussi réservé dans la vie que son complice Estrin pouvait se montrer exubérant. Quant à Sugar Ray & The Bluetones, cette formation de Rhode Island (dont le leader fut auparavant lead singer et harmoniciste de Roomful Of Blues) accuse déjà ses quarante ans de bons et loyaux services. Ses récents états discographiques comportaient un autre géant des six cordes, le fidèle Monster Mike Welch, mais celui-ci avait dernièrement souhaité se consacrer au nouveau projet qu’il lançait avec l’harmoniciste et chanteur Mike Ledbetter (lui aussi hélas prématurément disparu peu après). Ces considérations funéraires posées, il n’est que temps de rendre compte de cet album, qui n’en restera pas moins l’unique témoignage de ce line-up (à moins que l’on ait la judicieuse idée d’en publier un enregistrement live à titre posthume). Dès les deux covers d’ouverture (“Don’t Give No More Than You Can Take” des Five Royales et “Bluebird Blues” de John Lee ‘Sonny Boy’ Williamson), la signature des Bluetones saute aux tympans, et la guitare de Little Charlie s’y intègre avec l’aisance que confortent des semaines de tournées communes. La plage titulaire est un jump enlevé, sur lequel les ivoires d’Anthony Geraci s’en donnent à cœur-joie, tandis que la rythmique des vétérans Mudcat Ward et Neil Gouvin s’y ébroue en jubilant, et “Too Little Too Late” (signée Sugar Ray, comme son prédécesseur) est une de ces ballades néo-orléanaises drivée au piano, comme en alignait au kilomètre le regretté Antoine ‘Fats’ Domino. Le “Can’t Hold Out Much Longer” de Little Walter reçoit le traitement fidèle de circonstance, la guitare de Baty y adoptant la patte rythmique de Jimmy Rogers, et le piano de Geraci s’inscrivant dans la ligne d’Otis Spann (veine qu’il poursuit sur le “Numb And Dumb” de son boss, ainsi bien entendu que sur leur version du “What Will Become Of Me” du même Spann). Le boogie “My Next Door Neighbour” (de Jerry McCain) offre à Little Charlie l’occasion de revisiter certaines de ses licks les plus incendiaires, tandis que les “What I Put You Through” et “The Night I Got Pulled Over” de Mudcat Ward (sur lequel Norcia développe une savoureuse narration parlée) empruntent un swing typiquement west-coast, où Baty rappelle à bon escient ce qu’il a digéré des jeux respectifs de Charlie Christian, Pee Wee Crayton, Tiny Grimes et T-Bone Walker: sans doute les deux plages qui pourraient figurer le plus aisément dans l’anthologie qui ne manquera sans doute pas de lui être consacrée. Ajoutons qu’avec leur version ragtime du standard jazzy “I Gotta Right To Sing The Blues”, c’est sans doute l’une des plus belles prestations vocales de Sugar Ray sur cet album, magistralement produit par Duke Robillard (qui s’invite à la guitare sur quatre titres, dont ce dernier). Les deux versions du bien intitulé instrumental “Reel Burner” (ainsi que le Chicago-shuffle “Walk Me Home”, où Sugar Ray démontre quel souffleur de premier plan il demeure) restituent fort à propos le climat de joviale exaltation qui présida à ces séances, comme en attestent les liner-notes de Charlie Baty en personne. On espère sincèrement qu’il a pu quitter ce monde avec le même sourire que celui que ce disque nous inspire. Once again, truly well done, chaps (and rest in peace, mate)…

Patrick Dallongeville
Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, August 28th 2020

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PS: Comme le relate l’ami Youcef Remadna (qui le rencontra à Chambéry lors de la tournée 2018 des Bluetones), Charlie Baty était effectivement fan de Django Reinhardt, mais aussi grand amateur de ce musette manouche dont notre Gus Viseur national fut l’un des maîtres. Nous n’avons donc pas seulement perdu un grand musicien, mais sans doute aussi un musicologue de goût, et d’une culture plus vaste encore que nous ne pouvions le soupçonner…

Site internet de SUGAR RAY & THE BLUETONES: ICI