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Le nouvel album de Steve Smith et de son trio s’ouvre comme une fenêtre sur plusieurs décennies d’histoire musicale. D’un geste, le batteur nous convie à une traversée où le jazz-fusion se réinvente sans fracas, mais avec une intensité sourde, celle des musiciens qui savent que la véritable audace ne consiste pas à faire table rase, mais à révéler de nouvelles couleurs dans une toile déjà riche de pigments.
Smith est de ces artistes qui portent en eux des mondes entiers. Son parcours en dit long: formé à Berklee dans les années 1970, disciple d’Alan Dawson et de Gary Chaffee, il a accompagné Journey dans les stades, côtoyé Ahmad Jamal, Zakir Hussain, les frères Brecker, Jean-Luc Ponty ou Hiromi. Rock, jazz, musiques du monde, pop planétaire, il a tout traversé, tout absorbé. Cette mémoire musicale n’est pas ici déployée comme un catalogue de souvenirs, mais comme un souffle, une respiration qui imprègne chaque mesure.
Le trio qu’il forme avec Manuel Valera au piano et Janek Gwizdala à la basse est un organisme vivant, mouvant, un animal musical à trois têtes qui respire à l’unisson. Valera, élégant funambule entre classicisme et fougue latine, dessine des architectures de lumière. Gwizdala, maître du contre-chant, fait de la basse non pas un socle, mais une voix à part entière, serpentant, dialoguant, parfois même guidant. Quant à Smith, il ne frappe pas, il peint: chaque cymbale devient une touche impressionniste, chaque roulement une vibration atmosphérique, chaque silence une porte ouverte vers un ailleurs.
On pense inévitablement à Zawinul, à Weather Report, à la ferveur du Mahavishnu Orchestra. Mais ces références n’apparaissent que comme des fantômes bienveillants, des clins d’œil complices. Le trio n’imite pas, il dialogue avec ses ancêtres, puis trace sa propre route. Et cette route n’est pas un sprint, mais un voyage. L’album s’organise comme une suite de paysages contrastés: l’énergie éclatante d’un jour d’été, la lenteur méditative d’un crépuscule, la douceur fragile d’une aube encore hésitante.
Le titre Open Arms en est peut-être le point de bascule. Là, tout se tait, tout se resserre. Les trois musiciens se tiennent au bord du silence, comme s’ils craignaient de briser un fil invisible. On entend dans ces notes suspendues la vérité d’un trio qui sait que la musique n’est pas dans la virtuosité, mais dans l’écoute, dans la confiance mutuelle, dans l’abandon à ce qui advient.
Mais que l’on ne s’y trompe pas: lorsque le feu reprend, il brûle avec intensité. Smith, en particulier, déploie une énergie qui évoque la transe d’un chamane plus que la mécanique d’un technicien. Ses tambours grondent comme des orages tropicaux, ses cymbales éclatent comme des éclairs, et pourtant, toujours, la clarté prévaut. Car chez lui, le rythme n’est jamais brutal, il est toujours chantant, toujours au service du souffle collectif.
Cet album ne se contente pas d’être une réussite musicale; il est une leçon d’identité. Il montre qu’il est possible d’habiter la fusion sans nostalgie ni mimétisme, en acceptant simplement d’être un passeur. Smith et ses compagnons relient hier et aujourd’hui, les années 1970 et le XXIe siècle, les stades du rock et les clubs de jazz, les traditions savantes et les musiques populaires. Tout cela coexiste, non comme un patchwork, mais comme une matière vivante, un flux continu.
On ressort de cette écoute avec l’impression d’avoir voyagé dans une musique à la fois familière et neuve, ancienne et moderne, enracinée et aérienne. L’album ne revendique pas le statut de révolution, mais celui, peut-être plus précieux, de réconciliation: réconciliation des époques, des styles, des langages. Et dans ce geste, il touche à ce que la fusion, au fond, a toujours promis: non pas brouiller les frontières, mais les ouvrir, les transformer en passerelles.
Steve Smith et son trio nous rappellent ainsi qu’il existe une musique qui ne cherche pas à éblouir, mais à relier. Et c’est peut-être là, dans cette humilité lumineuse, que réside sa véritable grandeur.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, September 28th 2025
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Musicians :
Steve Smith (Journey/Steps Ahead) – drums
Manuel Valera (Dafnis Prieto/John Patitucci) – keyboards
Janek Gwizdala (Peter Erskine/Mike Stern) – bass
Track Listing :
Don’t Stop Believin’
The Perfect Date
Charukeshi Express
Open Arms
Sumo
Eight +Five
Who’s Crying Now
Three Of A Kind
Josef The Alchemist