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Une date, une ville, un son: Steve Rosenbloom réinvente San Francisco, 1948.
Il est difficile de trouver des informations fiables sur Steve Rosenbloom. Il demeure, par choix ou par tempérament, une figure profondément discrète. Et pourtant, cet album se révèle d’une telle puissance évocatrice qu’il impose l’attention, invitant l’auditeur, et le critique, à creuser davantage. Nous avons pris le temps de chercher, de suivre de faibles traces numériques, d’assembler les rares éléments accessibles. Ce qui se dessine reste fragmentaire mais révélateur: Rosenbloom est présent sur les scènes musicales depuis les années 1980. C’est sans doute là, dans l’échange vivant entre les musiciens et le public, qu’il a appris à transmettre la joie par le son. Cette impulsion se manifeste dès les premières mesures de l’album.
Steve Rosenbloom est également psychanalyste de profession, un détail qui appelle naturellement l’interprétation. Mais plutôt qu’une dissection clinique de l’histoire, sa musique suggère quelque chose de plus généreux, et peut-être de plus nécessaire: la joie comme échappatoire. Il ne donne jamais l’impression de vouloir analyser une époque qu’il n’a pas vécue. Il s’en approche au contraire par l’intuition, guidé par les rémanences émotionnelles laissées par la littérature, le cinéma et la mémoire collective. L’influence de la culture du milieu du XXe siècle est indéniable, absorbée et réinventée plutôt que citée ou reconstituée.
L’écoute de cet album procure une sensation irrésistible de passage d’une scène à l’autre, comme si l’on traversait une suite de décors de cinéma soigneusement éclairés. On croit presque percevoir la présence spectrale de Humphrey Bogart ou de Lauren Bacall, ces regards intenses, suspendus entre mystère et ironie. S’agit-il d’une forme de révérence? Très certainement. Peut-être aussi d’un hommage à San Francisco elle-même, figée à un instant précis de son histoire. En 1948, la ville était plus vibrante que jamais, portée par l’élan de l’après-guerre et une effervescence culturelle remarquable. Cette dynamique, urbaine, sociale, artistique, irrigue discrètement mais constamment la musique.
Pour un auditeur européen comme moi, le réflexe est souvent de contextualiser: analyser, recouper, vérifier. Mais la musique résiste toujours à la surinterprétation. Elle demande d’abord à être ressentie. Et lorsqu’on lui en laisse le temps, les images surgissent inévitablement. Me reviennent alors en mémoire d’innombrables passages en cinémathèque, nourris par une fascination ancienne pour le cinéma américain et italien, puis pour le cinéma espagnol de l’époque de Luis Buñuel. Ces séances s’accompagnaient de lectures voraces, dictionnaires de cinéma dévorés page après page, et d’une conviction devenue au fil du temps une évidence : chaque époque possède sa couleur propre dans l’art, son identité sonore, parfois même sa bande-son implicite. À l’aune de ce constat, Steve Rosenbloom a visé juste.
Arrêtons-nous un instant sur les documentaires américains de cette période. En 1948, la danse était omniprésente. Les concours de danse-marathon poussaient les corps jusqu’à l’épuisement, véritables rituels collectifs d’endurance et de dépassement dans une société encore marquée par les traumatismes de la guerre. Ce même élan, aller au-delà de soi, traverse cet album. Il se manifeste dans la solidité des compositions, l’intelligence des arrangements et le jeu remarquable des musiciens. Le disque exhale l’esprit d’un monde que nos parents ont connu : ces années d’après-guerre animées par une quête presque urgente d’un bonheur durable. Rosenbloom en saisit non seulement le son, mais aussi la charge émotionnelle.
Steve Rosenbloom serait-il parvenu à «psychanalyser» San Francisco en 1948, à cartographier un état d’esprit historique par la musique? L’hypothèse n’a rien d’absurde. Pour tout intellectuel, musicien, écrivain, acteur, cinéaste ou artiste plasticien, la matière la plus profonde de la création naît toujours de la réflexion. Les chemins pour y parvenir sont multiples. Pour Rosenbloom, il aura suffi d’une date, d’une ville, d’une culture, accompagnées de livres, de films et sans doute de quelques photographies jaunies par le temps, pour donner naissance à une œuvre d’une originalité saisissante.
En dépassant les conventions musicales de l’époque qu’il évoque, tout en affirmant une vision résolument contemporaine de son art, Rosenbloom dresse le portrait d’une ville dans toute sa complexité et sa diversité culturelle. L’auditeur se laisse happer presque sans effort, car chacun de nous entretient un rapport stratifié à l’histoire: celle que l’on nous raconte, celle que nous étudions, et celle que nous vivons. C’est un très bel album, qui mérite bien plus qu’une écoute distraite, une œuvre qui appelle une attention profonde et soutenue.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, December 19th 2025
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MUSICIANS:
Band Members:
Steve Rosenbloom, leader-composer, Alto Sax
Jules Payette, Lead Alto + Flute
Allison Burik, Alto + Bass Clarinet
Michael Johancsik, Tenor Sax + Clarinet
Alex Francoeur Tenor, Sax + Clarinet
Benjamin Deschamps Baritone Sax + Clarinet
Lex French, Trumpet
Andy King, Trumpet
Benjamin Cordeau, Trumpet
Cameron Milligan, Trumpet
Mathieu Van Vilet, Trombone
Thomas Morelli-Bernard, Trombone
Taylor Donaldson, Trombone
Chris Smith, Trombone
Eric Harding, Piano
Mike De Mas, Bass
Jim Doxas, Drums
Track Listing :
Samba for Esther
In a Boppish Sort of Way
Mosley
Call From The Orient
Light and Easy
Fiesta for Paquito
San Francisco 1948
Mexican Holliday
Asher’s Song
