Jazz, Musique improvisée |
Spinifex et l’architecture sonore du futur
Assister à un concert de ces musiciens néerlandais, c’est accepter une certaine forme de trouble. Entre jazz, improvisation et tradition classique, toutes les références musicales que vous avez accumulées au fil du temps seront convoquées. Les sons jaillissent de toutes parts, parfois chaotiques, parfois cristallins, mais toujours conçus pour provoquer, déranger, interroger votre perception de ce que la musique peut ou doit être. Si vous survivez au premier morceau de leur nouvel album, c’est peut-être que, comme moi, vous êtes fait pour les formes les plus complexes et exigeantes de la musique, celles qui s’insinuent dans votre conscience, capturent votre intellect et le travaillent sans relâche.
Céder à une telle rigueur apporte une récompense certaine. L’expérience évoque la lecture d’un roman d’une rare densité ou l’assistance à une pièce de théâtre qui reconfigure nos repères moraux. La musique de Spinifex se situe à ce niveau: chaque note, chaque rupture, chaque changement de mesure semble s’inscrire dans un dessein plus vaste. Leur mission n’est pas le confort, mais la confrontation, un acte audacieux de renouvellement dans un monde musical trop souvent satisfait de ses fusions convenues. Ce sont des musiciens sans préjugés ni inhibition, prêts à déconstruire les codes pour les réassembler en quelque chose de tout à la fois archaïque et radicalement neuf. On se prend à penser que c’est peut-être ainsi que sonneront les premières esquisses de la musique savante du XXIIe siècle.
Comme l’écrit le critique Eric McDowell dans The Free Jazz Collective: «Ce qui est à la fois passionnant et impressionnant dans la musique de Spinifex, c’est la manière dont le groupe parvient à absorber et à synthétiser une variété d’influences pour produire quelque chose de plus grand qu’un simple assemblage de styles… Ils savent également mettre en avant leur maîtrise technique à travers des structures d’une précision et d’une complexité remarquables, tout en laissant place à un jeu et à une exploration plus libre.»
Un autre critique décrit leur œuvre comme «une immersion totale dans le viscéral et le cérébral, un mélange fougueux d’improvisation libre, de complexité avant-jazz, d’agressivité punk rock et de grooves irrésistiblement contagieux». Tobias Klein, directeur artistique et saxophoniste alto du groupe, résume leur démarche: «Nous voulons engager intellectuellement le public avec notre musique, mais aussi le secouer d’une manière qui fonctionne dans une atmosphère de club moite et surchauffé.»
Pour l’auditeur, cette dualité fait toute la singularité de Spinifex. Leur musique vit à la fois dans l’esprit et dans le corps. Elle se savoure en concert comme à l’écoute domestique, un exploit rare pour une musique d’une telle complexité. Chaque composition fonctionne comme une œuvre autonome, un laboratoire acoustique informel où l’expérimentation reste à la fois rigoureuse et spontanée. Écouter Spinifex, c’est comme découvrir un tableau de maître dans une galerie: on se perd dans les textures, les couches, les détails, on se laisse emporter par la vibration. Et là où il y a vibration, il y a sens.
Cette vibration peut parfois submerger. Les performances de Spinifex vous happent comme les dessins de batailles de Louis-Henri de Rudder, denses, foisonnants, saturés de détails, à tel point que l’œil (ou l’oreille) ne sait plus où se poser. C’est cette profusion qui crée la profondeur. Leur son est un palimpseste vivant, fait de motifs séculaires et d’architectures sonores contemporaines, où les fantômes du XIXe siècle semblent encore murmurer. Ces musiciens assument pleinement leur héritage et, ce faisant, construisent un pont entre passé et présent, un exploit rare dans un paysage musical aujourd’hui fragmenté.
Leur origine n’est pas anodine. Les membres de Spinifex viennent de tout le Benelux, ce triangle culturel d’Europe du Nord où les langues et les mentalités flamandes et néerlandaises s’entrelacent et façonnent la pensée autant que la parole. Chacun porte en lui la trace de ces histoires partagées. Le résultat est une musique à la fois locale et cosmopolite, analytique et instinctive, cérébrale et viscérale.
Le sextette est en lui-même une étude de contrastes et de cohésion. Baptisé d’après une herbe australienne particulièrement résistante, le groupe amstellodamois Spinifex peut d’abord sembler une expérience occidentale typique mêlant improvisation libre et jazz punk. Pourtant, sous la surface, on découvre un réseau de rythmes cycliques issus des traditions musicales turque et indienne, un ADN rythmique qui anime jusqu’à leurs passages les plus tumultueux.
Le batteur et astrophysicien Philipp Moser apporte la précision du scientifique et la fougue du métalleux, connu pour son travail avec le groupe néerlandais de métal progressif Cilice. Le guitariste Jasper Stadhouders, membre clé du Made to Break de Ken Vandermark, dirige son propre ensemble, Polyband, où le chaos structuré est un art en soi. Le bassiste Gonçalo Almeida, né au Portugal et installé à Rotterdam, alterne entre une sonorité ronde et profonde et une distorsion électrique incandescente. Le saxophoniste ténor John Dikeman, que l’on a entendu aux côtés de William Parker, Hamid Drake et Joe McPhee, insuffle une intensité brute dans la tempête cérébrale du groupe. Le trompettiste flamand Bart Maris s’est imposé comme l’une des voix les plus singulières du jazz avant-gardiste européen, tandis que Tobias Klein, au sax alto et à la clarinette basse, assure à la fois la colonne vertébrale compositionnelle et la boussole philosophique qui maintiennent Spinifex en mouvement.
Ensemble, ils forment un son qui tient moins de la fusion que de l’écosystème: turbulent, organique, étrangement inévitable. Chacun apporte un courant distinct, et pourtant le flux global semble guidé par une main invisible, peut-être la conscience collective de six artistes ayant depuis longtemps renoncé à l’illusion des frontières.
Si vous êtes aventureux, si vous aimez l’art qui réclame toute votre attention, le nouvel album de Spinifex sera sans doute l’un des voyages sonores les plus marquants de 2025. Ce n’est pas une musique d’ambiance. Ce n’est même pas du divertissement au sens habituel. C’est un défi, un dialogue, et, au bout du compte, une révélation.
La question n’est pas de savoir si Spinifex redéfinira l’avant-garde européenne, mais si nous étions prêts quand ils le feraient.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 24th 2025
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Musicians :
Jessica Pavone – viola,
Elisabeth Coudoux – cello and
Evi Filippou, vibraphone/percussion
Tobias Klein – bass clarinet/alto sax,
Bart Maris – trumpet,
John Dikeman – tenor sax,
Jasper Stadhouders – guitar,
Gonçalo Almeida – double bass,
Philipp Moser – drums
Track Listing :
Smitten
Sack & Ask
Phoenix
Springend
Annie Golden
The Privilege of Playing the Wrong Notes