Jazz |
Le Bebop, réinventé: le pianiste Sean Mason et l’avenir du jazz.
Par une récente soirée à Manhattan, la salle plongée dans la pénombre retenait son souffle. Au piano, Sean Mason se penchait sur les touches avec une intensité qui démentait son jeune âge. En quelques instants, l’air s’est rempli d’une musique à la fois familière et étonnamment nouvelle: un bebop réfracté à travers un prisme contemporain, enraciné dans la tradition mais vibrant d’invention. Le public se pencha en avant. Voici un musicien qui ne se contente pas d’imiter le passé. Mason le réinvente, faisant jaillir du bebop une lumière nouvelle, une urgence nouvelle.
À seulement 26 ans, Mason est déjà salué comme l’un des pianistes, compositeurs et producteurs les plus brillants de sa génération. Nommé aux Grammy Awards, lauréat du Bessie Award et du Bistro Award, il s’est imposé non seulement comme un virtuose, mais comme un penseur, pour qui rythme, mélodie et dramaturgie sont indissociables. Son premier album, The Southern Suite (2023), a été unanimement acclamé, annonçant l’arrivée d’un pianiste capable d’assumer la tradition tout en écrivant un nouveau chapitre. En un temps record, Mason a collaboré avec des artistes récompensés aux Grammy Awards, signé une bande originale pour Netflix, et s’est affirmé comme un chef d’ensemble dans la plus pure lignée des grands leaders du jazz.
Ce qui distingue Mason, cependant, ne se mesure pas seulement en récompenses, mais en atmosphère: cette sensation que, dès les premières notes, l’auditeur est happé, retenu. Son jeu évoque l’autorité tranquille du bassiste Ron Carter, sans ostentation, jamais flamboyant, mais tellement vivant, si juste, si calibré, que ne pas écouter n’est tout simplement pas une option.
Racines dans la tradition, regard vers l’horizon
La voix musicale de Mason est nourrie de l’esprit du Miles Davis des débuts, tout en restant profondément ancrée dans le présent. Ses compositions sont précises sans être rigides, lumineuses sans tomber dans la sentimentalité. Elles se déploient comme des récits finement ciselés, faits de tension et de résolution, d’arcs narratifs et de parenthèses lyriques.
Cette sensibilité narrative a pris racine en 2017, alors que Mason étudiait à l’Université de Caroline du Nord à Greensboro. Il y croisa Branford Marsalis, impressionné par sa capacité sidérante à assimiler et mémoriser des partitions complexes presque instantanément. «Tu devrais envisager Juilliard», lui conseilla-t-il, tout en prévenant son frère Wynton, directeur du département jazz de l’école: «Garde un œil sur ce jeune homme.»
En 2018, Mason vivait déjà à New York et débutait ses études à Juilliard, un tournant qui affina non seulement sa technique, mais le plongea au cœur de la scène jazz la plus effervescente du monde.
L’héritage des Marsalis, et au-delà
Être soutenu par la galaxie Marsalis n’est pas anodin. Depuis des décennies, cette famille incarne à la fois la conscience historique et la vision tournée vers l’avenir du jazz américain, équilibrant le respect de la tradition avec la nécessité que la musique reste vivante. Cette dualité se retrouve pleinement dans le jeu de Mason. Il n’est pas archiviste: il canalise l’histoire dans l’immédiateté de la performance, imprégnant chaque morceau de caractère, d’esprit et d’un sens de la découverte.
Sur ses enregistrements et dans ses concerts, Mason déploie les qualités qui définissent les vrais leaders: la capacité à imposer sa personnalité dans chaque note, et la générosité de laisser ses partenaires briller dans son cadre musical. À l’instar de ses pairs Sullivan Fortner ou Emmet Cohen, deux pianistes qui équilibrent eux aussi la virtuosité technique et la profondeur narrative, Mason élargit le langage du piano sans perdre de vue les racines de cette musique.
L’apprentissage new-yorkais
Arrivé à New York à la fin des années 2010, Mason s’est rapidement intégré au tissu musical de la ville. Il est devenu un sideman recherché, tout en lançant son propre trio avec le bassiste Butler Knowles et le batteur Malcolm Charles. Le groupe a fait ses preuves à l’ancienne: en jouant nuit après nuit dans les clubs les plus mythiques.
Ils se sont produits au Dizzy’s Club, au Smoke Jazz Club et, plus encore, au Smalls, où de 2019 à début 2020 ils ont assuré une résidence hebdomadaire chaque lundi de 1h à 4h du matin. Un horaire redoutable, mais une musique magnétique. Les habitués venaient les écouter tordre les standards, voir un jeune leader prendre son envol. La pandémie seule a interrompu cette aventure.
À la même période, Mason a fait son entrée à Hollywood: il est le pianiste que l’on entend dans la bande originale du film Ma Rainey’s Black Bottom (Netflix, 2020). Une contribution qui relie directement son parcours à l’histoire qu’il défend: celle d’une musique qui unit passé et présent.
Le son du Sud, porté vers le Nord
Il y a dans le jeu de Mason une chaleur indéniablement sudiste, une joie, un sens du partage qui évoquent les rues et les églises de La Nouvelle-Orléans. Ce n’est pas un pastiche, mais un héritage, filtré à travers l’art de l’arrangement et un sens aigu du détail. Il compose avec une attention méticuleuse, mais son œuvre ne sonne jamais laborieuse. Elle respire, portée par le rythme, enracinée dans la mélodie, nourrie d’une dramaturgie subtile.
Cette combinaison rare de structure et de générosité émotionnelle est sans doute son trait le plus distinctif. Elle lui permet d’écrire une musique à la fois intellectuellement stimulante et immédiatement accessible, une musique qui récompense l’écoute attentive tout en rayonnant de joie.
Vers l’avenir
La question que l’on pose à tout jeune musicien de jazz n’est pas seulement: peut-il jouer? Mais: saura-t-il durer? Sera-t-il capable de faire avancer la tradition sans s’y enliser? Chez Sean Mason, beaucoup entendent déjà la réponse. Sa carrière, bien qu’encore jeune, suggère un artiste promis non seulement à la longévité, mais au leadership.
Comme Ron Carter, comme les Marsalis, comme ceux qui ont porté le bebop vers de nouveaux horizons avant lui, Mason façonne l’avenir en refusant d’abandonner le passé. Entre ses mains, le bebop n’a rien d’une pièce de musée. Il sonne vivant, pertinent, urgent, ressuscité pour un nouveau siècle.
Et lors de soirées comme celle de Manhattan, quand son trio s’installe dans le groove et que ses mains parcourent les touches avec précision et intensité, l’avenir du jazz ne paraît plus incertain. Il semble être assis là, derrière le piano, nous rappelant que la tradition, entre les bonnes mains, n’est pas un poids mais un cadeau.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 2nd 2025
Follow PARIS-MOVE on X
::::::::::::::::::::::::
To buy this album (October 24, 2025)
Musicians :
Sean Mason, piano
Toni Glausi, Trumpet
Chris Lewis, tenor saxophone
Felix Moseholm, bass
Track Listing :
Rediscovery
Secrets
Duende
Boneback
Open Your Heart
Unfinished Business
Capital J
Kiss Me