Jazz moderne |
Réduire cette œuvre à un simple album de jazz serait en trahir l’intention et en méconnaître la portée. Il s’agit plutôt d’une méditation conceptuelle et poétique, qui se situe quelque part entre la rigueur structurelle de Béla Bartók et l’architecture spirituelle d’Olivier Messiaen. Ici, la voix, bien loin d’être un simple vecteur d’expression, devient une force interrogative, un geste sonore qui cherche moins à plaire qu’à provoquer. Les notes, en s’élevant dans l’air, ne visent pas à divertir, mais à susciter la réflexion, à déranger l’inertie du confort intellectuel, à dissoudre les frontières qui séparent ordinairement les genres, les disciplines et les modes de perception. Ce qui en résulte repose sur une forme indéniable, ou peut-être sur une forme qui tient lieu de fondement, aussi poétique et émotionnellement chargée que le *Lulu on the Bridge* de Paul Auster.
Tout au long de ce projet plane un sentiment d’urgence: l’urgence de créer, de risquer, de se livrer à l’inconnu, de flotter dans son sillage. C’est une musique de résistance à la facilité, un refus délibéré de l’ornement et du familier. L’écoute devient ici un acte d’attention profonde, un exercice intellectuel qui exige autant de culture que de disponibilité émotionnelle.
Ce n’est pas une musique pour l’auditeur distrait; elle requiert la volonté d’affronter la complexité et d’habiter l’ambiguïté.
L’album se déploie comme un dialogue entre les compositions originales de Sara Serpa et de Matt Mitchell, et leurs mises en musique de textes de Sonia Sanchez, Sofia de Mello Breyner, Virginia Woolf et Luce Irigaray. À cela s’ajoute une réinterprétation lumineuse des «Bergers» de Messiaen, dont la quiétude sacrée trouve ici un nouvel écho dans la transparence vocale de Serpa et la densité harmonique de Mitchell. Le résultat est un paysage sonore immersif, complexe, audacieux, riche en harmoniques, où la voix et le piano engagent une négociation constante entre la structure et la dissolution.
L’entente artistique entre Serpa et Mitchell ne doit rien au hasard. Leur collaboration remonte à 2018, dans le cadre du projet «Intimate Strangers» de Serpa. Dès le début, se souvient-elle, une confiance rare s’est imposée. «J’ai tout de suite su que je pouvais compter sur Matt, dit-elle. Je n’ai jamais eu peur de me perdre. Il écoute avec une profondeur rare et comprend la voix d’une manière singulière.» Cette capacité d’écoute, une forme d’attention radicale, est au cœur de leur processus. Dans cette musique, écouter n’est pas un acte passif mais un principe de composition. Cela se joue entre les silences, dans cet espace invisible où le son et l’intention se rencontrent. Cela suppose une lecture constante du geste, une conscience anticipatrice de l’élan de l’autre, une maîtrise précise de l’espace sonore.
Cette sensibilité rappelle une tradition plus ancienne, celle de Purcell et de Monteverdi, pour qui le silence, la dissonance et la phrase étaient porteurs d’une vérité émotionnelle. Cette filiation donne à l’œuvre de Serpa et Mitchell une profondeur historique. Leurs improvisations, bien que spontanées, s’inscrivent dans des siècles de pensée musicale; elles s’intègrent à une continuité où la forme et la liberté ne s’opposent pas mais dialoguent. «Chaque fois que nous improvisions ensemble, il se passait quelque chose de spécial,» remarque Mitchell. «Ce n’était pas seulement un défi intellectuel, c’était une beauté sonore, un moment unique.»
Travailler à ce degré d’abstraction et de précision émotionnelle demande un courage rare: celui d’abandonner la maîtrise au profit de la découverte. Des artistes comme Serpa et Mitchell incarnent une éthique de la création qui refuse la répétition et la complaisance. Ils affrontent l’inconnu non comme un vide, mais comme un espace générateur, où le savoir hérité n’est pas rejeté mais transformé, distillé jusqu’à l’essence. «Certaines de ces pièces avaient vécu discrètement dans mes archives,» confie Serpa. «Elles étaient des exercices, des esquisses jamais portées à la scène. Mais avec Matt, elles ont enfin trouvé leur sens: cet équilibre entre forme, liberté et exploration sonore.»
Les implications philosophiques et esthétiques d’une telle collaboration sont profondes. Elles proposent un modèle de création fondé sur la perméabilité plutôt que sur la certitude, sur l’interdépendance plutôt que sur l’expression individuelle. Cette approche abolit les hiérarchies habituelles entre composition et improvisation, interprète et auditeur, intellect et émotion. En ce sens, Serpa et Mitchell s’inscrivent dans une lignée qui dépasse le jazz: celle du modernisme du XXe siècle, des poétiques introspectives de Virginia Woolf et des philosophies féministes de Luce Irigaray, qui interrogent la nature même du dialogue et de l’altérité.
S’intéresser au jazz contemporain à ce niveau, c’est reconnaître que le mot «jazz» lui-même devient insuffisant. La musique opère dans un champ où tous les arts se rejoignent: le cinéma, le théâtre, la poésie, la danse, et les multiples traditions musicales qui ont façonné l’oreille moderne, la musique classique, le folk, le rock, le funk, l’avant-garde. Comprendre un tel projet, ce n’est pas seulement apprécier ses innovations harmoniques ou techniques, mais percevoir le réseau d’influences qui l’anime. C’est saisir, comme le suggérait Messiaen, que le son peut être une forme de prière, et que la création artistique, dans sa forme la plus vivante, est un acte de révélation.
En définitive, cet album demande une rencontre plus qu’une opinion. Il doit être vécu, de préférence sur scène, là où ses dimensions spatiales et émotionnelles peuvent se déployer pleinement. En concert, le dialogue entre Serpa et Mitchell devient plus qu’une performance : une forme d’enquête philosophique, une méditation sur l’attention et les limites de la communication. L’auditeur qui accepte cette invitation, qui consent à demeurer dans l’incertitude et la résonance, découvrira non seulement la beauté du son, mais la beauté plus profonde de l’écoute elle-même, une beauté qui, comme toute grande œuvre d’art, transforme l’acte d’entendre en un acte de compréhension.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 21st 2025
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In concert:
December 3 – Georgetown Day School, Washington, DC
December 4 – Solar Myth, Philadelphie, PA
December 5 – Firehouse 12, New Haven, CT
December 6 – Pioneer Valley Jazz Shares, Northampton, MA
December 8 – Close Up, NYC
Musicians :
Sara Serpa – voice
Matt Mitchell – piano
Track Listing :
News Cycle
Diction
Hyper Pathos
The Future
Trouvaille
Les Bergers
Gluey Clamor
Carry You Like a River
Fettleau
Elegiac Foldouts,
Ar e Vento,
Tooth Helmet
End of Something
Dead Spirits
Hypo Bathos
tracks 1, 4, 8, 11, 14 composed by Sara Serpa © © 2025 Serpa Music (SESAC)
tracks 2, 3, 5, 7, 9, 10, 12, 13, 15 composed by Matt Mitchell © © 2025 (BMI)
track 6 adapted from Les Bergers, movement 2 of La Nativité du Seigneur by Olivier Messiaen
THE FUTURE text: Virginia Woolf
CARRY YOU LIKE A RIVER text: Sonia Sanchez
AR E VENTO text: Sofia de Mello Breyner Andresen
DEAD SPIRITS text: Luce Irigaray
recorded December 5, 2023 at Oktaven Audio, Mt. Vernon, NY engineered, mixed, and mastered by Ryan Streber
art & design by Kate Gentile
thank you to Ryan Streber, Kate Gentile, Mariana Meraz, André Matos, Lourenzo, Babusha, Juanita, Ran Blake, Dominique Eade, Ann Braithwaite