Sakoto Fujii Quartet – Burning Wick (FR review)

Libra Records – Street Date : November 21, 2025
Jazz
Sakoto Fujii Quartet – Burning Wick

Satoko Fujii ou la beauté indocile du son

À une époque dominée par les playlists algorithmiques et l’attention fragmentée, Satoko Fujii continue de composer comme si le temps lui-même pouvait encore se sculpter en musique. La pianiste et compositrice japonaise s’est depuis longtemps détachée de ses contemporains, non pas parce qu’elle refuse les classifications, mais parce que son œuvre les dépasse entièrement. Chaque année, elle publie plusieurs albums sous des formations différentes, chacun distinct, chacun participant d’une vaste et cohérente architecture sonore. Rares sont les artistes aussi prolifiques qui demeurent, œuvre après œuvre, aussi passionnants.

Écouter Fujii, c’est moins juger que s’immerger. Sa musique ne demande pas d’être aimée ou rejetée, elle exige d’être ressentie. Formée à la composition classique mais profondément enracinée dans la liberté de l’improvisation jazz, elle habite cet espace rare où la forme et la liberté coexistent dans une tension parfaite. Par moments, son travail semble plus proche de la musique classique contemporaine que de tout ce que l’on entend habituellement dans un club de jazz. On pourrait même dire qu’elle a prolongé les frontières émotionnelles et harmoniques qu’un compositeur comme Olivier Messiaen avait commencé à explorer, mais avec une immédiateté et une intensité propre au XXIe siècle.

Les compositions de Fujii se déploient souvent comme des sculptures sonores, des structures de timbres et de textures qui façonnent de nouveaux paysages émotionnels. Le romantisme et la modernité s’y affrontent sans retenue: le lyrisme y côtoie la pulsation mécanique, la tendresse se mesure au bruit. De cette friction naît une œuvre profondément en phase avec les contradictions de son temps. La musique de Fujii ne raconte pas le monde: elle le ressent. Elle traduit la condition humaine, non par le récit, mais par la sensation, par cette manière qu’a une seule dissonance de contenir à la fois la beauté et le désespoir.

Une part essentielle de sa singularité tient à sa manière de diriger sans dominer. Ses compositions, notamment les plus longues, entraînent l’auditeur à travers ce que l’on pourrait appeler des “températures sonores” : des tempêtes d’improvisation suivies de moments d’une limpidité cristalline. Ces instants de calme sont souvent précédés d’introductions lentes, exploratoires, des espaces si riches en idées musicales que l’on peut facilement s’y perdre. Mais cette désorientation est voulue: elle oblige à écouter autrement, à renoncer à toute attente. Chez Fujii, écouter devient une forme de méditation.

Aucune analyse de son œuvre ne serait complète sans évoquer Natsuki Tamura, son mari et partenaire créatif depuis plusieurs décennies. Trompettiste à l’intuition presque télépathique, Tamura est bien plus qu’un collaborateur : il est le double artistique de Fujii, son miroir intérieur. Ses interventions ne viennent pas décorer la composition: elles en font partie intégrante. Ensemble, ils forment un dialogue en mouvement, où chaque note devient une question, chaque silence une réponse.

La musique de Fujii invite à un abandon particulier. Entendre sans nécessairement comprendre, recevoir plutôt qu’interpréter, c’est sans doute la seule approche possible. Sa productivité fébrile n’est pas affaire d’habitude, mais de nécessité: une urgence à traduire le chaos du monde en sons. En ce sens, Fujii agit comme une journaliste de l’âme, chroniqueuse des fractures et des anxiétés d’un monde en mutation. Ses œuvres témoignent du présent, non comme un commentaire, mais comme une vibration, une trace sonore du vivant.

Son dernier album, Burning Wick, s’inscrit dans cette continuité. Il témoigne de la confiance profonde qu’elle entretient avec son ensemble, un groupe qui évolue peu au fil des années mais trouve toujours de nouvelles manières de parler d’une seule voix. Une telle stabilité est rare aujourd’hui. Le seul parallèle possible se trouve peut-être en France, avec le compositeur Andy Emler, qui cultive, lui aussi, des relations musicales durables fondées sur une écriture collective. Ce type d’écosystème artistique exige un équilibre extrême : le courage d’être radical pour la cause de l’œuvre, l’humilité d’écouter, la discipline de rester ouvert. Dans les groupes de Fujii, chaque musicien devient coauteur, non par revendication, mais par osmose. Cette conscience commune donne à son œuvre son universalité, cette impression d’être à la fois intime et cosmique.

Malgré tout ce qu’elle a accompli, Satoko Fujii reste une artiste dont la reconnaissance n’égale pas encore l’influence. Ce n’est pas une musicienne “facile”, et c’est précisément ce qui la rend indispensable. Comme un grand dramaturge ou un poète, elle oblige son public à participer, à penser, à rêver, à interroger. On ne sort jamais indemne de son univers sonore: il laisse derrière lui des questions, des visions, parfois même des réponses, intimes, fugitives, profondément humaines.

Peut-être que l’intensité actuelle de sa création reflète la turbulence de notre époque. Ses compositions les plus récentes donnent le sentiment d’une libération du subconscient, d’un lâcher-prise au profit de la vérité. De cette libération naît une beauté rare et durable: celle d’une œuvre intemporelle. Et pour cela, pour ce courage inquiet qui l’anime, on ne peut qu’exprimer notre gratitude à cette artiste exceptionnelle qui continue de nous rappeler que le son, avant tout, est une forme de vie.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, November 11th 2025

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To buy this album

Website

Satoko Fujii Quartet:
Natsuki Tamura — Trumpet
Satoko Fujii — Piano, Voice
Takeharu Hayakawa — Bass, Voice
Tatsuya Yoshida — Drums, Voice

Track Listing:
Solar Orbit
Rain In The Small Hours
Walking Though The Wee Small Hours
Neverending Summer
Mountain Gnome
Three Days Later
Burning Wick