Roy Brooks – The Free Slave (FR review)

Time Traveler – Street date : October 17, 2025
Jazz
Roy Brooks - The Free Slave

Roy Brooks: le batteur de génie qui a donné son âme au jazz.

DETROIT — Parler de cet album, c’est aussi évoquer le destin tragique de Roy Brooks, ce batteur originaire de Detroit dont la carrière exceptionnelle fut marquée par la maladie et l’adversité. Musicien d’une imagination foisonnante, d’une énergie presque mystique, Brooks souffrait de troubles mentaux qu’il ne pouvait pas se permettre de soigner. En 2000, il fut incarcéré, et cinq ans plus tard, il mourut dans une maison de retraite, loin des scènes où son rythme avait jadis imposé la cadence du jazz moderne.

Depuis 1959, Roy Brooks avait conquis l’admiration de tous ceux qui l’avaient entendu. Musiciens et critiques le décrivaient comme un phénomène: vigoureux, inventif, d’une précision redoutable. Son jeu de batterie, à la fois rapide et nuancé, semblait capable de plier le temps à sa volonté. Longtemps, son destin resta lié à celui d’Horace Silver, dont il façonna le son avec cette propulsion nerveuse qui donnait à la moindre phrase une tension électrique. Par la suite, il collabora avec des figures légendaires: Dexter Gordon, Max Roach, Charles Mingus, entre autres. Roy Brooks faisait partie de ces rares artistes incapables de trahir leur art, vivant entièrement dans le pouls de la musique.

Enregistré en 1970 et paru en 1972 chez Muse Records, The Free Slave est un disque inclassable. Le début des années soixante-dix fut une époque d’expérimentation sonore où les frontières entre jazz, rock, funk et musique spirituelle se brouillaient. Même la musique classique se réinventait, comme l’avait montré Pierre Henry avec sa Messe pour un Temps Présent en 1968. C’est dans ce contexte bouillonnant que l’album de Brooks trouve naturellement sa place.

The Free Slave se déploie comme une fresque en plusieurs mouvements: un jazz brut et sans fard, un hard bop vibrant d’âme, traversé de pulsations funk et d’une conscience spirituelle et afrocentrée. L’amitié, valeur cardinale pour Brooks, y trouve un écho éclatant dans «Five for Max», hommage lumineux à Max Roach. Ce morceau met en avant la technique singulière du batteur, le «Breath-a-Tone», où l’air circule à travers sa batterie comme une respiration humaine. Les critiques considèrent souvent ce solo comme l’un de ses moments les plus impressionnants, à la fois intime et volcanique.

Pour de nombreux amateurs de jazz, le son de Roy Brooks reste familier, celui qu’ils ont entendu sur scène, sur ses propres disques, ou à travers ceux des autres. Dans The Free Slave, sa présence domine. Il guide ses compagnons non pas par autorité, mais par impulsion, par cette énergie contagieuse qui pousse chaque musicien à donner le meilleur de lui-même. Toujours au bon endroit, au bon moment, Brooks redonne ici tout son sens à l’art de l’improvisation, retrouvant ainsi la place qui lui revient dans l’histoire du jazz contemporain.

Ce qui rend sa musique si fascinante, c’est sa capacité à laisser respirer le silence. Entre deux élans, Brooks ménage des instants de pureté, des suspensions, des pauses où l’on sent la musique réfléchir. Dans le contexte du live, tout repose sur l’instinct: les arrangements ne sont que des esquisses, le reste est affaire de sensation. Cette liberté totale, ce saut dans l’inconnu partagé, s’est largement perdue dans le jazz d’aujourd’hui. La musique contemporaine, aussi brillante soit-elle, est devenue institutionnelle, souvent codifiée. Les années soixante-dix, elles, étaient un temps de rébellion collective: les frontières s’effaçaient, la création était une aventure commune.

Mais il serait injuste d’opposer ces époques. Chacune, à sa manière, témoigne d’une même exigence d’excellence. Écouter Roy Brooks aux côtés de Sonny Rollins, Miles Davis ou Miguel Zenón, c’est saisir la continuité du jazz, cette tradition vivante où chaque musicien traduit son époque, sa culture, son environnement social.

La différence, c’est qu’à l’époque de Brooks, les arts grandissaient ensemble. La peinture, la danse, la poésie, la musique s’enrichissaient mutuellement. Aujourd’hui, la création est plus fragmentée, plus individuelle. Pourtant, chaque grand artiste reste un témoin de son temps, une voix qui s’élève au milieu de ses contradictions.

Roy Brooks fut l’une de ces voix. Écouter The Free Slave aujourd’hui, c’est entendre un homme dialoguer avec la liberté elle-même, liberté artistique, sociale, intérieure. Sa batterie ne se contente pas de marquer le tempo: elle l’interroge. Elle nous rappelle ce que le jazz fut, et ce qu’il peut encore être: un lieu où la lutte devient musique, et où l’esprit humain, malgré ses blessures, continue de trouver son rythme.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, October 8th 2025

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To buy this album

 

Musicians:
Roy Brooks, drums
Woody Shaw, trumpet
George Coleman, tenor saxophone
Hugh Lawson, piano
Cecil McBee, double bass

Track Listing:
The Free Slave
Understanding
Will Pan’s Walk
Five For Max