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Rin Seo et le son des migrations modernes: comment une cheffe d’orchestre coréenne a trouvé le pouls de New York
À bien des égards, la présence croissante d’artistes asiatiques dans le monde du jazz, et autour du jazz, est l’un des phénomènes culturels les plus fascinants de ces deux dernières décennies. Jadis considéré comme un langage typiquement américain, né de la lutte et de l’inventivité afro-américaines, le jazz est depuis longtemps devenu universel, et ses voix les plus inspirées viennent souvent d’horizons inattendus. Pourtant, même dans ce contexte d’ouverture, Rin Seo occupe une place à part.
Compositrice, cheffe d’orchestre et pianiste d’origine coréenne, Rin Seo vit à New York depuis plus de dix ans. En s’y installant, elle n’a pas seulement adopté la ville: elle en a absorbé le rythme, traduit le chaos en structure, et capturé toute la complexité émotionnelle de cette mégalopole dans sa musique. Son nouvel album, City Suite, n’est pas simplement un premier enregistrement : c’est un acte de synthèse, une déclaration artistique où se rejoignent culture, identité et expérience avec une clarté lumineuse.
Le parcours de Seo illustre à merveille le visage nouveau de la composition jazz contemporaine. Formée à la rigueur de la tradition classique, elle s’appuie sur cette base solide pour explorer des paysages harmoniques plus vastes, des rythmes audacieux et des couleurs orchestrales inédites. En tant que compositrice et cheffe d’orchestre, elle se situe à la croisée de deux mondes : celui de l’architecture méticuleuse de la musique symphonique et celui de la liberté improvisée du jazz. Écouter City Suite, c’est observer cette dualité à l’œuvre, chaque morceau reflétant sa capacité à unir élégance et énergie, réflexion et audace.
Le son d’une ville
New York a toujours été le miroir dans lequel l’Amérique se contemple, son passé et ses possibles, ses tensions et ses triomphes. Pour Rin Seo, la ville n’est pas une simple métaphore, mais un organisme vivant. Son battement, dit-elle, façonne son écriture. Le tumulte de Midtown, le silence des trajets nocturnes en métro, la multiplicité des langues et des visages: tous ces fragments résonnent dans ses compositions.
City Suite s’ouvre comme un lever de rideau sur la ville: un souffle, une attente, une pulsation. Les harmonies sont denses, les orchestrations majestueuses, mais ce qui distingue avant tout l’écriture de Seo, c’est sa maîtrise de la texture. Chaque section de l’orchestre semble une voix à part entière, dialoguant, se heurtant parfois, toujours en quête d’un équilibre. La musique est animée d’un mouvement constant, à la fois musical et émotionnel.
Le compositeur Jim McNeely, qui fut son mentor, résume ainsi: «L’imagination et le sens de l’ensemble de Seo sont exceptionnels. L’album est à la fois ample et aérien, capable de toute sa puissance, mais aussi d’une finesse et d’une souplesse remarquables dans la variation des textures.»
Cette justesse n’a rien du hasard. Le passé de cheffe d’orchestre de Seo imprègne chaque mesure. Sa compréhension du timbre, de la respiration et du phrasé confère à ses compositions une fluidité presque cinématographique. On devine sa main invisible, guidant le flux, resserrant ici, relâchant là, conduisant l’auditeur à travers un récit sonore soigneusement architecturé.
Entre deux mondes
Il y a dans la musique de Seo quelque chose de profondément moderne, et de profondément humain. Comme tant d’immigrants avant elle, elle a dû négocier la tension entre mémoire et réinvention. L’histoire de l’Amérique est, après tout, celle des migrations: d’abord forcées, à travers l’esclavage, puis volontaires, sous la pression des bouleversements politiques ou économiques. Les grandes villes comme New York, façonnées par ces histoires multiples, sont devenues des laboratoires de l’identité.
C’est cette complexité cosmopolite que la musique de Rin Seo parvient à capter. Elle marie la structure de la musique symphonique occidentale, les inflexions modales du folklore coréen et la liberté rythmique du jazz. Le résultat n’est ni oriental ni occidental: c’est une conversation entre les deux. Dans Lullaby, l’un des morceaux les plus émouvants de l’album, elle parvient à fondre la nostalgie dans l’innovation. La mélodie oscille entre simplicité et sophistication, comme si deux langages apprenaient à s’accorder.
Sa formation classique est omniprésente, non comme une contrainte mais comme un levier de liberté. Elle lui offre un vocabulaire technique étendu, harmonie, contrepoint, couleur orchestrale, qu’elle manie avec une sobriété rare. Là où d’autres afficheraient leur virtuosité, Seo préfère la précision. Elle sait quand laisser le silence respirer, quand confier à une seule trompette l’émotion d’une phrase.
Construire un orchestre d’intentions
L’un des grands mérites de City Suite réside dans le choix de ses musiciens. Chacun semble avoir été sélectionné non seulement pour sa virtuosité, mais pour sa capacité à incarner la vision de la compositrice. «Quand j’écris, dit Seo, j’entends déjà des sons précis, des timbres précis. La composition n’est complète que lorsque ces voix leur donnent vie.»
La trompettiste Ingrid Jensen occupe à ce titre une place privilégiée. «Ma relation avec Ingrid remonte à mes années de master à la Manhattan School of Music, se souvient Seo. Un jour, lors d’une répétition de big band, elle a improvisé un solo sur l’une de mes compositions. Son jeu ce jour-là m’a profondément marquée, et j’ai su immédiatement que je voulais l’inviter sur mon premier album. Ce rêve, je suis heureuse de l’avoir réalisé.»
La trompette de Jensen traverse l’album avec un équilibre subtil entre feu et retenue, ajoutant une intensité lyrique sans jamais dominer l’ensemble. On sent entre elles une complicité rare, nourrie de respect mutuel et de curiosité artistique.
La portée de City Suite
À une époque où les frontières culturelles deviennent poreuses et où les étiquettes artistiques perdent leur sens, City Suite esquisse ce que pourrait être le jazz, et, au-delà, la musique américaine, de demain. Il ne s’agit ni d’imitation ni de rupture, mais d’intégration. Les compositions de Seo rappellent que l’innovation naît souvent aux points de rencontre des identités.
Pour un auditeur européen, l’album a une résonance particulière. On y retrouve une familiarité dans la clarté mélodique, dans la rigueur formelle, mais aussi une étrangeté bienvenue dans la liberté rythmique et la chaleur des timbres. City Suite attire, surprend, désoriente parfois, et c’est ce qui en fait sa force.
D’un point de vue critique, la réussite de Seo tient précisément à son refus des catégories. Son œuvre est orchestrale mais intime, globale mais profondément personnelle. Elle reflète un esprit analytique sans froideur, émotif sans pathos. Et surtout, elle parle d’une vérité universelle: l’art, à son plus haut niveau, raconte toujours notre manière d’apprendre à appartenir.
Une voix retrouvée, une vision accomplie
Après dix années de silence, de travail et d’exploration intérieure, Rin Seo a retrouvé sa voix, et l’a transformée en quelque chose d’unique. Elle incarne cette génération nouvelle qui redéfinit le rôle du compositeur de jazz au XXIᵉ siècle: cosmopolite, informée, libre de ses influences.
Avec City Suite, Seo nous offre un portrait sonore de la ville, et d’elle-même. C’est une œuvre qui célèbre la diversité non comme un concept, mais comme une expérience vécue: le bruissement et le battement de cœur de New York traduits en musique. Pour qui sait écouter, City Suite rappelle qu’à l’époque du bruit, il existe encore une place pour la nuance, la patience et la beauté.
Rin Seo peut être fière de cet album, et nous, auditeurs, nous pouvons nous réjouir de voir apparaître une voix à la fois profondément nouvelle et étrangement familière.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 10th 2025
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Musicians:
Rin Seo composer, conductor
Steve Wilson piccolo, flute, soprano sax, alto sax
Ethan Helm soprano sax, alto sax (track 4)
Dan Pratt flute, clarinet, tenor sax
Andrew Gutauskas clarinet, bass clarinet, baritone sax
John Lake trumpet
Ingrid Jensen trumpet (track 5, 8)
Adam Unsworth horn
Nick Grinder trombone
Joyce Hammann violin (except track 3, 7)
Sita Chay violin (except track 3)
Orlando Wells viola (except track 3)
Jody Redhage Ferber cello (except track 3)
Sebastian Noelle guitar
Adam Birnbaum piano
Matt Clohesy contrabass
Jared Schonig drum set, percussion
Track Listing:
City Suite: I. The Big Apple
City Suite: II. Cityscape
City Suite: III. Alone, But Not Alone
Lullaby
Desert Flower (Featuring Ingrid Jensen)
Music For Dance No. 2
Blues À La Carte
Riding A Bike (Featuring Ingrid Jensen)
Produced by Alan Ferber and Rin Seo
Associate Producer: Jongyool Lee
Session Assistant: Joseph Herbst
Engineered and Mixed by Brian Montgomery
Assistant Engineer: Matthew Sullivan
Recorded at the Power Station NYC on September 18-19, 2024
Mastered by Dave Darlington
Executive Producer: Cory Weeds, Rin Seo, Jongyool Lee
Production Manager: Dominic Duchamp
Session Photographer: Anna Yatskevich
Album Cover Photographer: Haseok Chung
Design and layout by Tilda Hedwig
