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Richard Galliano et New Viaggio: l’accordéoniste qui a fait entrer la rue européenne dans la grande salle du jazz.
Il est toujours compliqué de parler d’une légende. Lorsqu’un artiste a atteint ce statut, son histoire a déjà été racontée, décortiquée, réinterprétée, au point qu’il semble ne plus rien rester à ajouter. Prendre la parole à son sujet, c’est risquer de ressasser des banalités, ou pire, de réduire une carrière vivante et vibrante à des clichés. Mais il arrive, parfois, qu’un album, surtout lorsqu’il est redécouvert ou réédité, ouvre une brèche. Qu’il permette de reconsidérer une trajectoire, de mesurer l’empreinte laissée, de replacer un musicien là où il doit figurer dans l’histoire. La réédition de New Viaggio de Richard Galliano est précisément de cet ordre.
Galliano est le musicien qui a su arracher l’accordéon à l’image étriquée des flonflons parisiens et des bals musette pour l’installer, avec audace et élégance, dans le langage du jazz. Ce n’était pas un artifice, ni un “coup” d’originalité. Ce n’était pas “du jazz à l’accordéon” comme une curiosité. C’était la voix d’un instrument européen, avec son vocabulaire propre, entrant de plein droit dans le grand dialogue de l’improvisation. Sa route est passée par Claude Nougaro, immense chanteur français dont Nougayork demeure l’album le plus connu à l’international. Mais Galliano n’en est pas resté là: il a suivi une trajectoire qui s’est entrelacée avec l’histoire du jazz, tout en restant fidèle à la poésie de la chanson.
Au fil des décennies, l’accordéon de Galliano a dialogué avec certains des noms les plus marquants du jazz, côté américain comme européen: Chet Baker, Astor Piazzolla, Jan Garbarek, Juliette Gréco, Ron Carter, Michel Petrucciani, Wynton Marsalis. Chacun de ces noms jalonne l’histoire du jazz moderne, et la présence de Galliano à leurs côtés souligne sa capacité à s’adapter, à traduire, à traverser les idiomes. Viaggio, paru en 1993, était déjà en lui-même une sorte de synthèse de ces rencontres.
La naissance d’une identité européenne du jazz
Pour comprendre New Viaggio, il faut le replacer dans le contexte des années 1980 et 1990: une époque où le jazz européen cherchait à affirmer une identité propre. Pendant longtemps, les musiciens du Vieux Continent avaient été perçus comme des disciples du modernisme américain. Mais à la fin du XXe siècle, une génération a commencé à puiser dans ses propres traditions pour forger un son distinct. Jan Garbarek et son esthétique nordique chez ECM, Tomasz Stańko et la mélancolie polonaise, Enrico Rava et les couleurs méditerranéennes: chacun incarnait une Europe qui ne copiait plus New York ou Chicago, mais dialoguait avec son propre héritage populaire et classique.
Galliano s’inscrit dans cette floraison. Là où Garbarek tirait son souffle des paysages nordiques, Galliano s’inspirait des rues de Paris et des voix de la chanson. L’accordéon, pour lui, n’était pas qu’un instrument: c’était un symbole. Le hisser au rang d’instrument de jazz revenait à affirmer que les traditions vernaculaires européennes pouvaient dialoguer d’égal à égal avec le bebop ou le hard bop.
Un enregistrement charnière
L’album original Viaggio réunissait une formation exceptionnelle. À ses côtés, on retrouvait le guitariste Biréli Lagrène, le contrebassiste Pierre Michelot et le batteur Charles Bellonzi. Pour les amateurs américains, Michelot est une figure historique : il fut le contrebassiste de Miles Davis sur la bande-son envoûtante du film Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle. Bellonzi, surnommé “Lolo”, avait été le batteur de Nougaro, admiré pour sa sensibilité fulgurante. Ensemble, ils formaient une section rythmique d’une élégance rare.
Réécouter New Viaggio aujourd’hui, c’est être frappé par la subtilité de son architecture. L’ordre des morceaux compose une sorte d’autobiographie discrète, évoquant les racines chanson de Galliano, ses rencontres avec Piazzolla et le tango, son immersion dans l’improvisation jazz. Rien n’est démonstratif, rien n’est surjoué: chaque note porte le poids de l’expérience, livrée avec humilité.
Et pourtant, l’ombre de Nougaro plane encore. Beaucoup ont découvert Galliano à travers ces collaborations, et l’écho de cette complicité se glisse dans l’album comme une réminiscence.
Une révolution instrumentale
On mesure mal, aujourd’hui, le bouleversement qu’il a provoqué. Avant Galliano, peu de jeunes musiciens européens auraient songé à choisir l’accordéon pour entrer dans le jazz. L’instrument paraissait désuet, trop marqué par la nostalgie populaire. Galliano a renversé cette perception.
Aujourd’hui, presque chaque accordéoniste en Europe évoque son nom avec respect. Il n’est pas seulement un maître, il est celui qui a rendu leur vocation possible. Parmi ceux qui ont suivi cette voie, Maxime Perrin et Vincent Peirani se distinguent: deux artistes à la personnalité singulière, mais qui ont franchi la porte ouverte par Galliano. De la France à l’Italie en passant par l’Allemagne, une génération entière trace sa lignée jusqu’à lui.
Une réédition, pas une simple remasterisation
Cette nouvelle édition de New Viaggio, parue chez BMG, n’est pas une simple opération technique. Avec Adrien Moignard à la guitare et Philippe Aerts à la contrebasse, le projet prend une nouvelle dimension. Leur sensibilité n’écrase pas le passé: elle le fait résonner autrement, offrant une nouvelle lumière aux compositions.
Galliano raconte lui-même l’émotion ressentie en redécouvrant ces enregistrements: «En revisitant les enregistrements de ces séances, j’ai ressenti une émotion profonde, un mélange de joie et de nostalgie. La présence de Pierre Michelot et Charles Bellonzi, des musiciens d’exception qui nous ont quittés, est encore palpable. Pierre, le contrebassiste de Miles Davis (Ascenseur pour l’échafaud), et Charles, “Lolo”, le batteur de Nougaro à la sensibilité fulgurante, formaient une section rythmique d’une rare élégance. Et enfin, last but not least, Biréli Lagrène, guitariste virtuose et ami de longue date, toujours à nos côtés, apportait une magie sidérante à l’ensemble. Grâce à la perspicacité de Rémi Bourcereau, ingénieur du son hors pair, nous avons retrouvé des versions inédites de mes compositions. Des prises alternatives, toutes différentes, qui témoignent du travail de création, de cette alchimie qui s’était produite à l’époque en studio. C’est un véritable work in progress que nous vous proposons de (re)découvrir.»
Nostalgie et poésie
Pour l’auditeur, l’album n’est pas seulement une musique à réécouter, c’est une mémoire à revivre. C’est retrouver Galliano à un moment charnière de sa carrière, mesurer le chemin parcouru depuis, et entendre, entre les notes, les absents comme les fidèles compagnons. Pour le musicien lui-même, c’est un acte double: hommage aux disparus, célébration des amitiés encore vives, et rappel de la place légitime de l’accordéon dans le jazz.
Résonances dans le jazz contemporain
Mais l’influence de Galliano ne se limite pas à la nostalgie. Cette réédition trouve un écho particulier dans la scène actuelle, où le jazz élargit sans cesse son champ instrumental. De la même manière que Galliano a fait entrer l’accordéon par la grande porte, d’autres musiciens introduisent aujourd’hui des instruments longtemps considérés comme périphériques ou “folkloriques”.
Le banjo, grâce à Béla Fleck, a franchi les frontières de l’improvisation. Le oud, porté par Anouar Brahem ou Rabih Abou-Khalil, a apporté la profondeur du Proche-Orient au langage du jazz. La kora, sous les doigts de Toumani Diabaté, dialogue désormais avec la guitare et le piano. Ces instruments, comme l’accordéon de Galliano, amènent avec eux des siècles d’histoires, de cultures et de mémoires.
En ce sens, New Viaggio résonne avec une modernité surprenante. Galliano a anticipé ce que confirme aujourd’hui une partie du jazz contemporain: le genre s’épanouit quand il accueille les voix autrefois marginales, quand il transforme le local en universel.
La question qui demeure
Comment alors écouter New Viaggio en 2025? Comme un document historique, témoin d’un jazz européen en pleine affirmation il y a trente ans? Ou comme une œuvre encore neuve, rappelant que l’accordéon, instrument de rue, de bal, de café, peut parler avec l’autorité du jazz?
Sans doute comme les deux à la fois. Galliano nous invite à entendre une continuité là où d’autres perçoivent des frontières. Dans chaque note, la nostalgie et la poésie s’entrelacent à l’improvisation. Dans chaque phrase, les rues de Paris dialoguent avec les scènes de New York.
Et au bout du compte, une vérité demeure: Richard Galliano a donné à l’accordéon son passeport pour le jazz. Et avec New Viaggio, ce voyage reste inachevé.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, September 15th 2025
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Musiciens sur les titres de l’album original:
Richard Galliano : accordéon
Biréli Lagrène : guitare
Pierre Michelot : contrebasse
Charles Bellonzi : batterie
Musiciens sur les bonus de la version 2025:
Richard Galliano : accordéon
Adrien Moignard : guitare
Philippe Aerts : contrebasse
Track Listing:
Waltz for Nicky
Java Indigo
Viaggio
Billie
Tango Pour Claude
Christopher’s Bossa
Coloriage
Romance
Little muse
La Liberté Est Une Fleur
For Lolo
Coloriage Alternate
Java Indigo Alternate
Little Muse Alternate
Waltz for Nicky Alternate