Jazz moderne |
Copenhague, Danemark. Dès les premières notes, il devient évident que nous ne sommes pas en présence d’un disque conçu pour une écoute distraite. Le jazz qui se déploie ici est résolument urbain et d’une grande complexité, enraciné à la fois dans la rigueur des traditions classiques et dans l’ouverture foisonnante des musiques du monde. Il exige de l’auditeur une véritable concentration; il l’invite, peut-être même le contraint, à tendre l’oreille vers des formes sonores inattendues. L’expérience n’a rien d’un simple divertissement: elle nous arrache progressivement au quotidien pour nous projeter dans un univers onirique, où la physique elle-même semble remise en cause, en particulier celle de l’eau, sa manière de nous façonner, de nous nourrir et d’imprégner silencieusement le rythme de nos existences.
Cette sensibilité écologique est profondément ancrée dans le jazz nord-européen. Là où le jazz américain s’est souvent construit en résonance avec les luttes sociales et la quête de justice, les musiciens scandinaves tournent fréquemment leur regard vers le monde naturel, interrogeant la manière dont l’art peut répondre à la fragilité de l’environnement. C’est précisément ce contraste qui irrigue Underlake, le nouvel album du pianiste et compositeur danois Rasmus Kjær Larsen. Enregistré en 2023, juste avant son départ de Suisse, le projet porte l’empreinte du paysage qui l’a vu naître, les rives du Léman, et condense l’intensité d’un lien artistique forgé durant ce séjour.
Au cœur du disque, une idée singulière: une échelle de sept notes inventée par Kjær, dont l’étrangeté harmonique et la rigueur structurante confèrent à la musique son identité immédiatement reconnaissable. Presque toutes les pièces gravitent autour de ce centre tonal, l’étirent, le plient, en explorent les limites. Deux exceptions attirent l’attention: Adrift, une méditation entièrement improvisée qui semble flotter sans attaches, et Ondine in Silhouette, une composition plus traditionnelle inspirée de la nymphe mythique qui envoûte les marins de son chant. Ces échappées ne font que renforcer la cohérence des autres morceaux, où l’échelle de Kjær est mise à l’épreuve avec persévérance et imagination.
Mais qu’on ne s’y trompe pas: il ne s’agit pas ici de flatter l’auditeur. Underlake est une œuvre exigeante, cérébrale, parfois déroutante. Ses textures risquent de désorienter quiconque n’a qu’une familiarité superficielle avec le jazz, mais pour ceux qui acceptent d’y plonger pleinement, le disque révèle une force et une unité remarquables. C’est le genre de projet qui prend toute sa dimension sur scène, dans l’énergie du direct, où l’improvisation et la volatilité du son emplissent l’espace.
Depuis plus de vingt ans, Kjær est une figure insaisissable de la scène danoise, refusant de se laisser enfermer dans un idiome unique. Son parcours inclut des œuvres pour orgue solo, des expérimentations au synthétiseur, et des collaborations à la frontière du jazz avant-gardiste. Chacun de ses projets porte la marque du risque, de la curiosité, d’une quête obstinée de repousser les limites de son art. Avec Underlake, il revient au piano acoustique — non par nostalgie, mais pour réaffirmer ses racines : l’improvisation, l’atmosphère, et l’exploration de la composition comme acte vivant. À ses côtés, deux partenaires essentiels: le multi-instrumentiste, producteur et ingénieur du son Noé Franklé à la batterie, et le saxophoniste Nicolas Masson, bien connu des amateurs d’ECM Records, dont le jeu trace une ligne de clarté au sein des textures les plus denses.
S’engager dans l’écoute de Underlake, c’est accepter non seulement d’entendre, mais d’interpréter. Le disque a quelque chose de dialogique, comme si ses compositions étaient des propositions destinées à être discutées, débattues, revisitées bien après que la dernière note se soit éteinte. Cette dimension discursive prend racine, en partie, dans la biographie de Kjær. Pianiste prodige formé à la musique classique dès l’enfance, il fut très tôt distingué, remportant le troisième prix du concours Steinway au Danemark en 1992. Mais l’attrait de l’improvisation l’a peu à peu éloigné de la rigueur compétitive du répertoire classique pour l’amener vers le jazz. Installé à Aarhus pour ses études, il s’est plongé dans la culture foisonnante des jam sessions locales, absorbant l’éthique du dialogue, de la spontanéité et du risque qui façonneront son langage musical.
Il y a, dans la manière dont Kjær conçoit ses compositions, une dimension quasi mystique, l’impression que la musique n’est pas simplement écrite mais invoquée. Ce geste puise dans un réservoir culturel profond. L’art nordique, qu’il s’agisse de peinture, de littérature ou de musique, porte souvent en lui l’écho des mythes et des légendes, façonnés par des paysages de lacs, de roches et de forêts. Underlake s’inscrit dans cette lignée, non par des références folkloriques directes, mais par une sensibilité qui laisse la nature et ses forces élémentaires s’infiltrer jusque dans la structure du son.
Le résultat est un album qui résiste à toute consommation facile, mais qui récompense une écoute attentive et prolongée. C’est une musique qui exige patience, réflexion, une ouverture quasi méditative. Underlake n’est pas une simple suite de morceaux: c’est une proposition, une interrogation sur ce que peut être le jazz au XXIe siècle, moins une forme de divertissement qu’un mode d’exploration, capable d’embrasser non seulement le social, mais aussi l’écologique et le métaphysique.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, September 28th 2025
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Musicians:
Rasmus Kjær | Piano
Nicolas Masson | Saxophone, Clarinet
Noé Franklé | Drums
Track Listing:
Almost weightless
Slow swell
Adrift
Flood signal
Unidentified Submerged Object
Ondine in silhouette