Afro Jazz |
Un silence entre deux continents
Depuis que je me suis installé aux États-Unis, j’ai réalisé à quel point le jazz français disparaît facilement en traversant l’Atlantique. Dans un pays qui se vantait autrefois de son ouverture culturelle, les structures qui permettaient de promouvoir les artistes étrangers ont presque totalement disparu. Les sorties d’albums venus d’Europe passent inaperçues, sauf pour quelques titres soutenus par d’importants budgets promotionnels. Le reste s’efface dans un silence discret mais tenace, réduisant la perception du jazz mondial à un paysage étriqué et essentiellement américain.
De temps à autre pourtant, un projet parvient à briser ce mur d’indifférence. C’est le cas du batteur Raphaël Pannier, dont j’avais déjà parlé, et qui revient aujourd’hui avec un enregistrement d’une rare intensité: Live in Saint Louis, Senegal. Ce n’est pas seulement un album live, mais un acte de diplomatie musicale, une tentative audacieuse de reconnecter le jazz contemporain à ses racines les plus profondes, celles du rythme africain.
Là où le jazz rencontre le sabar
Sorti sur le label de Miguel Zenón, l’album capture un concert à la fois brut et incandescent. Il s’ouvre sur une relecture volcanique de “Take Five”, le classique de Dave Brubeck, que Pannier réinvente à travers les polyrythmies complexes du sabar, cette tradition de tambours sénégalais dont l’énergie semble venir du sol lui-même. Son quartet, le saxophoniste cubain Yosvany Terry, le pianiste Thomas Enhco et le contrebassiste François Moutin, construit autour du noyau percussif mené par **Khadim Niang** et ses huit batteurs, dont ses fils Papa Madiodio et Yoro, une architecture sonore d’une cohérence fascinante.
Le résultat est éblouissant: non pas une “fusion” au sens commercial du terme, mais un véritable dialogue, où chaque musicien écoute l’autre avec une intensité rare. Le jazz et le sabar ne s’y opposent pas, ils se répondent.
Une première historique
Au-delà de ses qualités musicales, Live in Saint Louis, Senegal, a une portée historique. Il s’agit du **premier enregistrement live** de l’histoire du Festival de jazz de Saint-Louis, le plus prestigieux du continent africain, fondé il y a trente-trois ans. Ce concert en plein air, capté avec une énergie quasi mystique, sonne comme un retour aux sources: le jazz, longtemps décrit comme une musique issue de la mémoire africaine, semble ici **parler à son propre passé**.
On y retrouve quelque chose de Sun Ra, non dans le son, mais dans l’esprit: cette idée d’une transcendance collective, d’une musique comme passerelle entre les mondes. Chez Pannier, cependant, la démarche porte une empreinte européenne. Là où le voyage cosmique de Sun Ra s’enracinait dans l’expérience afro-américaine de l’exil et de la réinvention, celui de Pannier procède d’une autre quête celle d’un Européen confronté à la mémoire d’un continent colonisateur, cherchant à renouer avec ce qu’il a trop longtemps voulu ignorer.
Le rêve en mouvement
Le parcours de Pannier vers le Sénégal remonte à bien avant cet enregistrement. Après des études à Berklee et à la Manhattan School of Music, il passe une décennie à New York, jouant avec Miguel Zenón, Aaron Goldberg, Bob James, Steve Wilson, Chad Lefkowitz-Brown et Manuel Valera. Ces années lui offrent bien plus qu’une maîtrise technique: elles forgent une conscience du jazz comme langage vivant, traversé par les histoires et les géographies.
De retour à Paris en 2020, il collabore avec Biréli Lagrène, Baptiste Trotignon et Thomas Enhco, tout en gardant en lui un rêve non accompli: voyager au Sénégal et rencontrer les gardiens du sabar. «Quand on a un rêve», dit-il, «on a envie de le partager au maximum.»
L’occasion se présente lorsqu’il rencontre le directeur du Festival de jazz de Saint-Louis, qui l’invite à s’y produire en 2023. Parti seul, Pannier part à la recherche d’un maître du sabar prêt à croiser sa tradition avec le jazz. Cette quête le conduit à Khadim Niang, figure respectée et héritier direct du grand Doudou N’Diaye Rose. Ce qui devait être une simple collaboration devient une **communion** musicale.
Le son de la réconciliation
Écouter Live in Saint Louis, Senegal, c’est entendre bien plus qu’un ensemble de percussions et d’harmonies. C’est entendre des continents en conversation, des histoires qui s’entrelacent. La musique ne cherche pas à “mélanger” les cultures, mais à révéler leur interdépendance ancienne.
En Europe, cette réconciliation artistique reste rare. Le passé colonial continue d’imprégner la mémoire collective, et les institutions culturelles peinent à intégrer les traditions africaines autrement que par l’exotisme.
Le projet de Pannier, au contraire, se veut sincère: il reconnaît que le jazz européen, pour toute sa sophistication, doit une dette immense aux rythmes africains.
Cette honnêteté donne à l’album sa force. Ici, les percussions ne servent pas d’ornement mais de colonne vertébrale, tandis que les harmonies du quartet deviennent réponse et résonance. Le dialogue est libre, égal, et profondément humain.
Vers un nouvel horizon
Au final, Live in Saint Louis, Senegal s’impose autant comme triomphe musical que comme **document culturel**. Il rappelle que le jazz n’est pas un musée mais un organisme vivant, une musique en perpétuelle évolution, capable encore de surprendre, de rassembler et de réparer.
À une époque où la musique se consomme par fragments, cet album exige une écoute profonde. Il récompense la patience, la curiosité, l’ouverture, ces vertus mêmes qui fondent l’esprit du jazz. Et il laisse en mémoire une image lumineuse: celle d’un batteur français, debout sur la terre sénégalaise, entendant dans les polyrythmies du sabar non seulement la voix de l’Afrique, mais l’écho du jazz rentrant enfin chez lui.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 22nd 2025
Follow PARIS-MOVE on X
::::::::::::::::::::::::
Musicians :
Raphaël Pannier, drums
Khadim Niang & Sabar Group, drums and percussions
Thomas Enhco, piano
Yosvany Terry, saxophone
François Moutin, double bass
Tracking List :
Lonely Woman [Live SLJ 2024]
Take Five [Live SLJ 2024]
Xalat Bou Set
Naima [Live SLJ 2024]
Hommage A Doudou N’Diaye Rose [Live SLJ 2024]
Sine Saloum [Live SLJ 2024]
DJolokaneté! [Live SLJ 2024]