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Rahsaan Roland Kirk: le génie intransigeant qui a redéfini le jazz
Le Village Gate, fin novembre 1963. La fumée s’élève au-dessus des têtes, les verres s’entrechoquent avant que les lumières ne s’éteignent, et une tension électrique parcourt la salle. Sur scène, Rahsaan Roland Kirk se prépare à jouer, entouré d’instruments, de flûtes et d’anches qui semblent graviter autour de lui comme des planètes autour d’un astre. Ceux qui étaient présents ce soir-là ignoraient qu’ils assistaient à un moment qui resterait enfoui, inaudible pour le public, pendant plus de soixante ans.
Cette captation inédite, enregistrée en public au Village Gate les 26 et 27 novembre 1963, est bien plus qu’un simple document redécouvert : c’est une révélation. Aux côtés de Kirk, trois pianistes, Horace Parlan, Melvin Rhyne et Jane Getz, le bassiste Henry Grimes et le batteur Sonny Brown. Ces séances étaient à l’origine destinées à un film documentaire qui ne vit jamais le jour. Les bandes, égarées puis oubliées, ont survécu aux décennies avant d’être restaurées et remasterisées par Matthew Lutthans au studio The Mastering Lab. Soixante-deux ans plus tard, le son renaît, intact dans sa chaleur, ses aspérités et sa vitalité.
L’édition de luxe qui accompagne cette sortie comprend un livret richement illustré de photos rares signées Jan Persson, Tom Copi, Raymond Ross et d’autres. On y trouve aussi des textes inédits de John Kruth et May Cobb, ainsi que de nouvelles interviews Jane Getz, James Carter, Chico Freeman, Steve Turre, Adam Dorn (fils du producteur Joel Dorn, fidèle soutien de Kirk), tous unanimes pour décrire l’expérience unique que fut Rahsaan Roland Kirk : non pas un simple musicien, mais une force de la nature.
Un son d’un autre temps, et pourtant en avance sur le nôtre.
Le son porte la marque de son époque. Au début des années 1960, les techniques d’enregistrement étaient avant tout pensées pour la diffusion radio ou la gravure sur vinyle. Le résultat, forcément, a cette texture datée : étroite, un peu sèche, presque fragile. Mais c’est précisément ce qui donne à l’album son authenticité. On y entend le bruissement de la salle, le souffle du public, les micro-imperfections d’un enregistrement vivant, autant d’éléments qui lui confèrent une nostalgie palpable.
Mais ce disque dépasse la simple valeur d’archive. Derrière cette patine se cache une musique d’une étonnante modernité, portée par des musiciens au sommet de leur art. Les années 1960 furent une période charnière du jazz américain. Le mouvement des droits civiques transformait la société ; Miles Davis explorait le modal, John Coltrane cherchait la transcendance spirituelle. Les rythmes d’Afrique, des Caraïbes et d’Amérique latine infusaient peu à peu le langage du jazz. Dans ce bouillonnement, Rahsaan Roland Kirk construisait une langue nouvelle, à la fois enracinée et visionnaire, qui annonçait déjà le jazz global et polymorphe des décennies suivantes.
Au-delà du Hard Bop
Qualifier Kirk de musicien hard bop serait bien réducteur. Les étiquettes ne lui allaient pas, et il les repoussait avec la même ironie qu’il opposait aux frontières musicales. Son art englobait toute la gamme de ce qu’il appelait lui-même la musique classique noire : le blues, le gospel, le rhythm and blues, l’improvisation libre et les avant-gardes.
Sur la scène du Village Gate, on perçoit clairement la fusion de ces influences. Les phrasés sont ancrés dans la tradition, mais les idées, ruptures rythmiques, respiration circulaire, polyphonie simultanée sur plusieurs instruments, ouvrent des territoires encore vierges. Fermez les yeux, oubliez la texture analogique de l’enregistrement : cette musique pourrait être celle d’aujourd’hui, voire de demain.
Rahsaan Roland Kirk était aussi un révolutionnaire de la flûte et de la clarinette. Il y introduisit la souplesse du scat, transposant la voix humaine à l’instrument, dans une approche presque percussive, viscérale. Ce n’était pas qu’une technique : c’était une philosophie du souffle. Pour lui, la musique ne séparait pas le corps de l’esprit, ni l’interprète de son instrument. On peut dire sans exagérer que Kirk fut l’un des précurseurs, sinon le créateur, de ce que l’on appellerait plus tard le jazz fusion, avant même que le terme n’existe.
Un artiste intransigeant, un génie réfractaire à la compétition.
Parmi ses pairs, Kirk fascinait autant qu’il dérangeait. Son génie imposait le respect, mais son caractère intransigeant suscitait la crainte. Il ne supportait pas l’idée de rivalité, non par faiblesse, mais parce qu’il refusait de voir la musique comme une compétition. Pour lui, jouer, c’était communier. Le son devait unir, pas séparer. Il jouait pour servir la musique, pas pour triompher des autres, même si son propre charisme, comme son talent, était démesuré.
Ce paradoxe, entre humilité spirituelle et affirmation absolue de soi, est au cœur de son œuvre. Kirk fut, en un sens, le chaînon entre deux âges : le jazz construit, structuré, du hard bop, et la liberté radicale, exploratrice, des années 1970. Écouter ce disque aujourd’hui, c’est entendre cette transition se faire à l’instant même, note après note, souffle après souffle.
Une redécouverte qui sonne comme une prophétie.
Rahsaan Roland Kirk s’est éteint en 1977, à quarante-deux ans. À cette époque, le jazz se fragmentait déjà : fusion, funk, avant-garde. Pourtant, tout ce que les générations suivantes allaient tenter, Kirk l’avait déjà esquissé. C’est pourquoi cette redécouverte ne ressemble pas à un retour en arrière, mais à une prophétie accomplie.
Les bandes du Village Gate nous rappellent combien l’histoire aime dissimuler ses voix les plus audacieuses, en attendant que le monde soit prêt à les écouter. Les imperfections du son, les souffles de bande magnétique, les volumes inégaux, ne font qu’ajouter à leur vérité. À travers le bruit du temps, on entend la pureté d’une vision. Celle d’un homme capable de faire résonner tout un orchestre dans un seul souffle.
Quand le passé sonne comme l’avenir
Cet album n’est pas qu’un document patrimonial ou une curiosité nostalgique. C’est une leçon de courage musical. Il invite chacun, auditeur ou musicien, à redéfinir ce que signifie être “moderne”.
Car lorsque l’on écoute Rahsaan Roland Kirk, son urgence, son humour, sa fougue spirituelle, on comprend que l’innovation ne dépend ni des outils ni de l’époque. Elle naît d’une vision. Et la vision, elle, ne vieillit jamais.
Comme le résume l’un des musiciens interrogés pour cette réédition: «Rahsaan ne jouait pas pour l’instant. Il jouait pour l’éternité.»
Et aujourd’hui, enfin, nous pouvons entendre à quoi ressemble l’éternité.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 7th 2025
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Musicians :
Rahsaan Roland Kirk – tenor saxophone, stritch, manzello, flute, vocals, whistle, etc.
Horace Parlan – piano
Melvin Rhyne – piano
Jane Getz – piano
Henry Grimes – bass
Sonny Brown – drums
Track Listing :
Jump Up And Down – Fast (15:34)
Ecclusiastics (5:52)
All the Things You Are (7:33)
Laura (7:43)
Kirk’s Delight (12:37)
Oboe Blues (10:20)
Blues Minor at the Gate (6:28)
Falling In Love With Love (5:44)
Three For the Festival (6:09)
