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Rahsaan Roland Kirk, la résurrection sonore: Vibrations in the Village ou le souffle de la liberté.
Tout commence par un souffle, une tempête humaine traversant le métal et le roseau. Puis viennent les accords, le fracas des cymbales, l’élan d’un public happé par l’extase. Près de soixante ans plus tard, l’électricité de ce moment demeure intacte. Vibrations in the Village: Live at the Village Gate, nouvellement publié par Resonance Records, n’est pas un simple album live d’archives. C’est une capsule temporelle, un fragment d’éternité tiré de l’un des esprits les plus radicaux du jazz, restitué avec une fidélité telle qu’on en perçoit presque la moiteur de la salle.
Quatre ans après la précédente parution live de Kirk, Resonance Records livre ici un document extraordinaire, publié en parallèle d’un autre trésor exhumé. Ce qui distingue Vibrations in the Village, ce n’est pas seulement la performance, débridée, audacieuse, intensément humaine, mais bien le son lui-même. Les progrès de la prise de son sont saisissants : les instruments sont moins compressés, plus palpables, plus proches. L’auditeur n’est plus séparé par la distance ou le souffle des bandes ; la musique respire littéralement devant lui. Cette proximité permet de saisir les moindres intentions, la manière dont Kirk sculpte une phrase, pousse son instrument jusqu’à la rupture, transforme un solo en prêche. Le public, en retour, devient partie intégrante de la composition, ses cris et ses halètements reflétant la ferveur d’une foule en transe devant le génie.
L’enregistrement fut capté en direct au légendaire Penthouse Jazz Club de Seattle, les 12 et 19 août 1967, avec à ses côtés le pianiste Rahn Burton, le bassiste Steve Novosel et le batteur Jimmy Hopps. À l’origine, ces sessions avaient été enregistrées par l’animateur radio Jim Wilke pour la station KING-FM. Les bandes maîtresses ont été restaurées à partir des enregistrements originaux et remastérisées par Matthew Lutthans au studio The Mastering Lab. Le résultat est remarquable : une véritable résurrection sonore. L’édition double CD de luxe est accompagnée d’un livret richement illustré, comprenant des photographies rares de Jan Persson, Tom Copi, Rolf Ambor et bien d’autres ; des notes inédites signées John Kruth et May Cobb ; ainsi que des témoignages de géants du saxophone comme James Carter et Chico Freeman, du tromboniste Steve Turre, de Dorthaan Kirk (la veuve de Rahsaan), et d’Adam Dorn, fils du producteur et fidèle soutien Joel Dorn.
La place de Rahsaan Roland Kirk dans le jazz moderne demeure unique. Comme je le notais dans une critique précédente, il n’était pas seulement un virtuose, mais un véritable architecte du possible. Un an avant ces enregistrements, Joe Zawinul sortait Money in the Pocket, autre témoignage éclatant de la vitalité presque fiévreuse du jazz de la fin des années 1960. Le parallèle entre Zawinul et Kirk n’a rien de fortuit : tous deux étaient des explorateurs du son, des artisans rigoureux en quête de nouvelles textures et de nouveaux langages. Et pourtant, si leurs innovations se croisaient parfois, leurs trajectoires restèrent très distinctes. L’admiration de Kirk pour Miles Davis est bien connue ; sa biographie, Bright Moments, le place d’ailleurs dans la constellation des géants qui entouraient Davis. Kirk racontait souvent leurs rencontres, faites à la fois de respect et de distance, comme deux planètes se frôlant avant de reprendre chacune leur orbite.
On peut rêver à ce qu’aurait donné une collaboration entre eux, deux visionnaires infatigables, défiant les conventions depuis des pôles opposés. Mais peut-être leur indépendance farouche rendait une telle union impossible. Davis cherchait la transcendance dans la rupture, en se réinventant sans cesse ; Kirk, lui, la poursuivait dans la continuité, tissant l’histoire entière du jazz en un fil ininterrompu. Vibrations in the Village incarne pleinement cette philosophie. Tout au long de ce concert fleuve, Kirk joue, chante, exhorte, prêche, passant d’un instrument à l’autre, saxophone ténor, manzello, stritch, flûte, et même la voix. Ce n’est plus un simple concert, mais une cérémonie: un rite collectif où le public et l’artiste se fondent dans une même pulsation.
Il y a quelque chose de profondément émouvant à entendre Kirk à ce moment précis, 1967, année de tumulte et d’exaltation créatrice. La lutte pour les droits civiques bouleversait la conscience américaine; le free jazz défiait toutes les structures établies. Aveugle depuis l’enfance, Kirk avançait dans ce chaos avec une lucidité paradoxale. Sa musique était à la fois protestation et prière, un acte de libération exprimé par le souffle. Il jouait plusieurs instruments à la fois non comme une prouesse, mais comme une métaphore: celle de la multiplicité, du droit à être entier dans un monde fragmenté.
Resonance Records, plus que tout autre label aujourd’hui, a su maîtriser l’art de ressusciter de tels instants. Retrouver une performance perdue comme celle-ci, c’est bien plus qu’un hommage à l’histoire du jazz: c’est réactiver une mémoire sociale, culturelle et politique. Le jazz des années 1960 reflétait une génération en quête de liberté, artistique, raciale, spirituelle. L’optimisme d’après-guerre cédait la place à une urgence nouvelle. La prospérité côtoyait la révolte ; la fête se faisait manifeste. À l’écoute de Vibrations in the Village, on perçoit à la fois la célébration et la lutte, le tumulte joyeux d’un peuple qui trouvait sa voix.
Et pourtant, au-delà de l’histoire et de la politique, cet album parle de quelque chose d’universel : le pouvoir du son à défier le temps. Lorsqu’on entend Kirk repousser ses instruments à leur limite, les décennies s’effacent. Il ne reste que le souffle, le rythme et le feu, le langage éternel de l’expression humaine. Dans un monde saturé de perfection numérique, cette humanité brute, analogique, résonne comme un acte de résistance.
Vibrations in the Village n’est pas un simple disque d’archives; c’est une redécouverte de l’âme, du sens, de la musique comme manière d’être. Il nous rappelle que Rahsaan Roland Kirk ne fut pas seulement l’un des plus grands jazzmen du XXe siècle: il fut l’un de ses plus grands artistes, tout court. Son souffle était une vision rendue audible, et cette vision demeure aujourd’hui encore une invitation: écouter, ressentir, et se souvenir de ce à quoi ressemble la liberté.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 7th 2025
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Musicians :
Rahsaan Roland Kirk – tenor saxophone, flute, stritch, manzello, flexatone, siren and whistle
Rahn Burton – piano
Steve Novosel – bass
Jimmy Hopps – drums
Track Listing :
CD 1
The Jump Thing (1:18)
Alfie (5:22)
Mingus-Griff Song (12:12)
Medley: Ev’rytime We Say Goodbye, I’ve Got It Bad (And That Ain’t Good), Sophisticated Lady, Satin Doll (14:31)
Medley: Blues for C & T, Happy Days Are Here Again, Down By The Riverside (8:14)
CD 2
Ode To Billie Joe (12:22)
Prelude To A Kiss (7:50)
Funk Underneath (4:59)
Lovellevelliloqui (7:12)
Now Please Don’t You Cry, Beautiful Edith (7:57)
Making Love After Hours (4:29)
