Phil Haynes & Free Coutry – Liberty Now! (FR review)

Corner Store Jazz – Street date : October 17, 2025
Jazz
Phil Haynes & Free Coutry - Liberty Now!

On le sait depuis longtemps: le jazz, comme le blues et la soul, n’est jamais une simple distraction. C’est une prise de position, une confession, une résistance. Son langage même, né de la lutte, façonné par l’improvisation, a toujours porté une charge politique. À chaque moment critique de l’histoire américaine, des chants de liberté du mouvement des droits civiques aux élans rageurs du free jazz des années 1960, les musiciens se sont avancés pour rappeler que la musique n’est pas hors du champ politique ; elle est, sous bien des aspects, une autre manière de faire de la politique. En ce moment troublé et fragmenté, ce lien redevient évident. Nous assistons à une résurgence de projets où les artistes plongent dans le sang vital de la musique américaine pour raviver des idéaux que certains préféreraient voir disparaître.

C’est dans ce paysage qu’arrive Liberty Now!, un double album foisonnant et profondément habité du batteur Phil Haynes et de son groupe de longue date Free Country, avec le violoncelliste et chanteur Hank Roberts, le guitariste Jim Yanda et le bassiste Drew Gress. Ce n’est pas un disque qui crie, mais un disque qui insiste; il ne se contente pas d’évoquer le passé, il le réanime, nouant mémoire, protestation et deuil personnel en une seule et même déclaration.

Ce qui frappe d’abord, c’est la solidité du lien entre ces musiciens. Leur collaboration remonte à près de trente ans, et ce qui transparaît n’est pas seulement la virtuosité, mais une camaraderie vécue, la complicité qui ne s’invente pas, mais qui se forge au fil de décennies passées à s’écouter, jouer et traverser ensemble.

Les circonstances ont modelé ce disque autant que les intentions. En décembre 2024, le groupe entre en studio avec un projet en tête, et en ressort avec un autre. Leur réunion, attendue depuis plus de dix ans, avait été annoncée sous le titre Our Music, pensée comme une rétrospective de leurs compositions originales après l’ambitieuse trilogie American Trilogy. Mais au moment des séances, deux événements surgissent: les secousses de l’élection présidentielle américaine et la mort soudaine du trompettiste Herb Robertson, figure majeure de la musique créative et ami du groupe. Cette disparition, survenue au tout début des enregistrements, plane sur le disque comme une ombre, donnant aux interprétations une gravité qu’aucune préparation n’aurait pu prévoir.

Le résultat, c’est une musique urgente, parfois même incandescente. Dès les premières notes, le violoncelle de Roberts, à la fois solennel et lyrique, l’auditeur n’est pas tiré vers l’arrière, mais projeté plus profondément, dans un dialogue entre le passé et le présent. Ce qui aurait pu n’être qu’un exercice de nostalgie devient, au contraire, une résurrection. Liberty Now! est un album hanté, oui, mais farouchement vivant, déterminé à rappeler que la liberté, musicale, politique, personnelle, n’est pas un héritage figé, mais une lutte permanente.

Haynes, qui s’impose depuis longtemps comme l’un des batteurs les plus sensibles et inventifs de sa génération, démontre ici que son art dépasse la pure virtuosité. Son jeu est conversationnel, toujours à l’écoute, toujours en réponse. Il porte l’ensemble sans jamais le contraindre, présence à la fois guide et partenaire. Dans ses propos autour de la sortie du disque, il confie avoir cru un temps que Free Country était arrivé à sa fin naturelle. «Après American Trilogy et notre album live, je pensais que le groupe était fini», explique-t-il. «Mais le son de Free Country et l’alchimie que nous partagions ne m’ont jamais quitté. Je me suis demandé ce que nous pourrions faire si nous revenions un jour, et la réponse était claire: il fallait que ce soit nos propres voix, nos propres compositions. Quand on réunit des musiciens de ce calibre, des compositeurs à part entière, profondément personnels, on écrit et on arrange différemment. La musique devient un acte collectif d’écriture.»

Cet esprit collectif anime les deux disques, qui se déploient comme un dialogue entre protestation et célébration. Le premier s’oriente vers la confrontation, avec une netteté qui reflète notre époque ; le second ouvre un espace de joie, presque de réconfort. Leur interprétation de «Revolution» des Beatles agit comme un cri de ralliement, tandis que leur lumineuse relecture du What’s Going On de Marvin Gaye rappelle combien sa voix nous manque, et combien ses questions restent brûlantes. Le groupe, à son honneur, n’imite jamais. Le chant de Roberts se tient à la croisée de la vulnérabilité et de l’autorité, de la tendresse et de l’insistance. La performance ne remplace pas l’original de Gaye, elle le refracte, insistant sur sa pertinence tout en lui donnant de nouvelles résonances. C’est à la fois un hommage et une recréation.

L’un des plaisirs de l’album est ce voyage temporel qu’il propose: on traverse les échos des années 1970, mais jamais en spectateur de musée. Le passé y est emporté vers l’avant, mis en dialogue constant avec le présent. C’est en soi une affirmation: l’histoire n’est pas derrière nous, elle nous accompagne, qu’on le veuille ou non.

Dire que Liberty Now! est un album politique est juste, mais insuffisant. C’est aussi un disque profondément personnel, presque intime. Urbain dans son esprit, nourri des inquiétudes et des aspirations de la cité, il est aussi philosophique, presque littéraire dans son ampleur. Il n’offre pas de résolution, mais une réflexion: un rappel que la liberté n’est pas un slogan, mais une idée vivante, fragile, à entretenir sans cesse.

Il y a des moments de provocation, oui, mais aussi des instants d’humour, voire de légèreté. Ailleurs, la musique se fait lourde, marquée par le deuil. Comme la vie, elle refuse une ligne continue, un climat uniforme. C’est précisément dans cette discontinuité, cette capacité à bouleverser puis à consoler, à amuser puis à provoquer, que l’album trouve sa vérité. Liberty Now! n’est pas un monument poli, mais un document vivant, une invitation à partager avec ces musiciens l’acte même de la recherche.

Et c’est sans doute là sa plus grande réussite: non pas de nous dire ce qu’est la liberté, mais de nous inviter à l’imaginer à nouveau. En réinventant la musique, ces artistes nous invitent à nous réinventer nous-mêmes, à envisager la liberté non comme un acquis figé, mais comme une pratique mouvante, toujours disputée, toujours à reprendre. En ce sens, Liberty Now! est bien plus qu’un double album. C’est un appel à la conscience, un rappel que même dans les temps sombres et incertains, l’art peut ouvrir un espace pour l’espoir, la résistance et la solidarité.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, September 2nd 2025

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About this album:

CD I
Recorded December 13 + 14, 2024
Plus “Joy”, March 10, 2025
Electric Wilburland Studios, Newfield, NY
Recording by Matt Saucuccimarano
Edited & mixed by Matt Saucuccimarano
Mastered by Jon Rosenberg
Produced by Phil Haynes
Corner Store Jazz (CSJ-0151)

CD II
Jon Rosenberg
Recording, edit, mix & mastering artist
Tedesco Studios
Studio Masuo
Elk Creek Cafe & Alehouse
Bucknell University****
1996 – 2013
Produced by Phil Haynes
Executive producer, Christian Kvech (R.I.P.)
Corner Store Jazz (CSJ-0152)