PHAROAH SANDERS – Pharoah + Harvest Time Live 1977

Luaka Bop / Bigwax
Jazz
PHAROAH SANDERS - Pharoah + Harvest Time Live 1977

Disparu le 24 septembre dernier à l’âge de 81 ans, Ferrell Lee Sanders s’avéra, sa vie durant, un musicien aussi inventif qu’iconoclaste. Ce maître du sax ténor, qui avait embrassé l’influence des musiques africaine et indienne, n’en demeurait pas moins ancré dans la grande tradition du jazz. Également compositeur et chef d’orchestre, il était né à Little Rock (Arkansas) en octobre 1940, au plus fort de la ségrégation raciale. Ayant débuté au ténor dans l’orchestre de son lycée, il partit s’établir à Oakland, pour se produire à San Francisco dans des groupes de rhythm and blues. Attiré par le jazz d’avant-garde à l’écoute de Sonny Rollins, Ornette Coleman et Eric Dolphy, il se relocalisa ensuite à New-York pour s’y joindre à John Coltrane, avec lequel il enregistra et se produisit jusqu’à la mort de ce dernier en 1967. Se fixant dès lors pour mission de prolonger la musique de celui qu’il s’était désigné pour maître, il s’adonna à son tour au spiritualisme et au mysticisme avant d’aborder le jazz-rock et le funk, pour finalement revenir, à partir de 1982, à une inspiration plus marquée par le bebop, et se produire alors le plus souvent en quartette. Son style traduit sa quête de l’universel : soucieux d’exploiter jusqu’au paroxysme toutes les ressources de son instrument, il en explora tous les registres, du plus grave au suraigu, affectionnant les improvisations échevelées autour d’un thème qu’il exploitait et triturait sous tous les angles. Celui qu’André Francis expédia dans son ouvrage de référence, “Jazz”, par le lapidaire “il a joué auprès du maître et lui a emprunté certains clichés” cultivait, à l’instar de celui-ci, une sonorité écorchée, torrentielle et volubile à l’extrême, peu propice à lui attirer les faveurs des férus du jazz de salon. Album pivot dans sa carrière discographique (qui s’étend sur quatre décennies), “Pharoah” faillit pourtant ne jamais voir le jour. Fraîchement signé par Bob Cummins sur son label India Navigation, Sanders dérouta en effet son nouveau patron en se présentant au studio accompagné d’une formation rock au grand complet (orgue et guitare électrique inclus), alors que ce dernier lui avait booké une session pour un simple duo. Une première tentative de captation s’étant révélée des plus décevantes, les deux hommes convinrent de se donner respectivement une seconde chance, et c’est lors de cette seconde session que Pharoah proposa une toute nouvelle composition, quasiment élaborée on the spot, “Harvest Time”. Bedria Sanders (pianiste de formation classique, et alors l’épouse de ce dernier) raconte: “Pharoah me demandait souvent d’insister sur l’harmonie, d’établir une progression harmonique pour que les gars puissent jouer autour. J’ai donc mis en place cette direction harmonique, et ça lui allait, c’était très simple. Le bassiste s’est lancé dedans, nous nous sommes tous lancés dedans, et c’est devenu un classique à deux accord en Do mineur. Le coup parfait, basé sur deux accord. C’est magnifique”. S’ouvrant sur une phrase immuable de guitare nimbée de phasing et d’écho à laquelle se joint un pattern de basse répétitif, “Harvest Time” voit le sax de Pharoah s’approcher d’abord en volutes subtiles et veloutées, avant de céder le pas à un impressionnant solo de contrebasse de Steve Neil d’une durée de 1’40. Pharoah reprend ensuite le lead selon le même mode qu’au départ, pour aboutir à une succession de chuintements et de notes virevoltantes semblant annoncer une conclusion, tandis que le glockenspiel de Lawrence Killian amorce à mi-parcours une transition psychédélique en forme de raga indien, auquel l’harmonium de Bedria confère son caractère giratoire. La pièce musicale change alors de forme, et le sax de Pharoah y exprime une forme de sérénité mystique, en épousant les vagues que produisent ses comparses. Le fan de rock y trouvera certains rapprochements avec des créations telles que “The End” des Doors, proposant la même alternance tension-détente, et empruntant à l’Orient sur fond d’orgue et de guitare, tandis que se révèle une œuvre à même de démentir à elle seule la réputation d’extrémiste furieux de son auteur. Émouvante au possible, “Harvest Time” véhicule incontestablement des valeurs de paix et de concorde, sans la moindre once de mièvrerie superfétatoire, tout en témoignant d’un moment intense de communion créative entre des musiciens en quasi-télépathie. D’une vingtaine de minutes, celle-ci s’accompagne de deux morceaux plus courts. Sur l’enlevé “Love Will Find A Way” (qui offre un aperçu des capacités vocales de Pharoah), le guitariste électrique Tisziji Munoz se lance dans un solo dithyrambique, pastichant de manière flagrante le jeu lyrique et volubile de Carlos Santana, similitude renforcée par celui de Clifton “Jiggs” Chase à l’orgue et celui du percussionniste Lawrence Killian, tandis que Madame Sanders compose ce titre, qui procurera deux ans plus tard à son mari son plus grand succès commercial avec l’album éponyme. Cet enregistrement se clôt sur le gospel choral “Memories Of Edith Johnson”, dans un registre que pratiquait alors encore couramment Curtis Mayfield. Respectivement captées en août 1977 au festival flamand de Middelheim et en Suisse à celui de Willisau, les deux prestations publiques de “Harvest Time” figurant en bonus étaient demeurées inédites à ce jour. Sanders s’y présentait accompagné d’une formation totalement différente de celle de l’album originel (le batteur Clifford Jarvis, le bassiste Hayes Burnett – qui avait auparavant servi auprès de Sun Ra – ainsi que le véloce pianiste Khalid Moss, trahissant l’influence de Monk, et alors prétendument recherché par le FBI pour cause de désertion!). Comme l’indiquent les notes de pochette, si les deux versions de ce titre se révèlent amplement distinctes de celle captée l’année précédente en studio, elles le sont également tout autant entre elles. Le jeu de Pharoah, tout d’abord, s’y avère plus proche du bebop sur la première, ce qui s’explique sans doute par la formation plus orthodoxe au sein de laquelle il s’exprime (et notamment la présence d’une section rythmique certes alerte, mais nettement plus classique), tandis que la seconde traduit avec davantage de ferveur encore la dimension mystique de l’original. Captées directement à partir de la console (la première, à destination de la radio-télévision autochtone), ces deux performances bénéficient en outre d’une qualité sonore supérieure. Comme celle de Coltrane, l’influence de Pharoah Sanders a débordé de longue date le cercle du jazz. Sur le “L.A. Blues” qui clôt le monumental “Fun House” des Stooges, le regretté sax ténor Steven MacKay pastichait ainsi à l’envi son jeu exubérant… L’album de 1977, augmenté de “Harvest Time Live 1977”, sera donc réédité par Luaka Bop en versions coffret double CD ou double vinyles remastérisés le 15 septembre 2023, accompagnés d’un livret comprenant, outre des photos rares, une interview de Pharoah.

Patrick DALLONGEVILLE
Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, September 5th 2023

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Cet automne et au cours de l’année 2024, cette réédition fera l’objet de manifestations sous le titre “The Harvest Time Project: A Tribute to Pharoah Sanders”, au cours desquelles divers artistes interpréteront “Harvest Time”. La première d’entre elles se tiendra le 12 novembre à Le Guess Who? à Utrecht (NL) avec Irreversible Entanglements, Domenico Lancellotti, et pour special guest le guitariste Tisziji Muñoz (présent sur l’enregistrement original), sous la direction musicale de Joshua Abrams.

https://www.youtube.com/watch?v=ii63fKLTSuU

https://www.youtube.com/watch?v=djivchHuXzc&list=TLPQMDYwODIwMjPY3qTwHXmj8A&index=5