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À une époque où la plupart des chanteurs de jazz semblent chercher l’innovation dans les acrobaties de phrasé ou les croisements avec la pop, le nouveau double album de Paul Marinaro paraît presque radical dans sa retenue. Le baryton de Chicago aborde le répertoire de Duke Ellington non pas comme une pièce de musée, mais comme un songbook vivant et vibrant, réimaginé par treize des arrangeurs les plus respectés d’aujourd’hui, tout en conservant la révérence et l’élégance de l’âge d’or de la chanson américaine.
La voix de Marinaro est un retour en arrière au meilleur sens du terme: chaude, posée, sans précipitation, avec une diction qui évoque la lignée de chanteurs pour qui la mélodie restait sacrée. Il ne cherche pas à être Sinatra, même si l’ombre de “Ol’ Blue Eyes” plane naturellement sur tout projet associant un grand orchestre et un chanteur masculin raffiné. Ce que Marinaro offre, c’est une humilité d’artisan, une sincérité émotionnelle qui privilégie la nuance à la démonstration. Dans les ballades comme «In a Sentimental Mood» ou «Solitude», il s’abandonne à la poésie du texte sans en forcer le pathos; dans les morceaux swinguants tels que «It Don’t Mean a Thing», il laisse la section rythmique et les cuivres imposer l’énergie, préférant glisser plutôt que marteler.
Le concept de production, en soi, est ambitieux: vingt-cinq œuvres de Duke Ellington arrangées par une véritable constellation d’orchestateurs contemporains, Alan Broadbent, John Clayton, Bill Cunliffe, Chuck Israels, Chuck Owen, entre autres. Chacun apporte sa voix singulière, mais l’ensemble reste remarquablement cohérent grâce au quatuor de Marinaro, basé à Chicago, et à la richesse orchestrale qui l’entoure. Il y a dans ce son une chaleur, dans l’enregistrement comme dans l’interprétation, qui rappelle les collaborations entre Basie et Sinatra au début des années 1960, mais enrichie ici par les cordes et une palette harmonique presque cinématographique.
Le lien de Marinaro avec ce répertoire est profondément personnel. Son premier album, «Without a Song» (2013), était inspiré par le rêve inachevé de son père, qui souhaitait devenir chanteur professionnel, une histoire qui semble habitée dans chacune de ses phrases. Cet album s’ouvrait d’ailleurs sur un enregistrement restauré de son père chantant «That Old Black Magic», capté des décennies plus tôt, sorte de prélude fantomatique à la vocation de son fils. On retrouve dans ce projet Ellington la même dévotion à la mémoire: cette conviction que la tradition n’est pas un fardeau, mais une conversation à poursuivre.
Sur le plan critique, le classicisme assumé de Marinaro pourra désarçonner les auditeurs en quête de prises de risque, ceux qui gravitent autour des chanteurs plus expérimentaux de la scène actuelle, Kurt Elling, Michael Mayo, Tyreek McDole. Marinaro ne réinvente pas la roue; il la polit jusqu’à la perfection. Le danger d’une telle précision, c’est que parfois les aspérités disparaissent. On souhaiterait, à l’occasion, un peu plus de rugosité, un zeste d’imperfection. Mais c’est aussi là que réside le charme de cet album: il ose sonner intemporel dans un monde obsédé par la nouveauté.
Figure de la scène jazz de Chicago, chanteur attitré du Chicago Jazz Orchestra, Marinaro comprend le poids de l’interprétation. Sa relecture scénique de «Sinatra at the Sands» en 2018 au Studebaker Theater lui valut les éloges du Chicago Tribune, qui le désigna parmi les «Best of the Year». Avec ce projet Ellington, il dépasse l’hommage pour atteindre une véritable écriture d’interprète, non pas en réécrivant Duke, mais en le réinventant à travers une écoute d’une rare profondeur.
Si, comme le disait Ellington, le jazz est avant tout «liberté d’expression», alors la liberté de Paul Marinaro réside dans la fidélité, à la mélodie, au texte, à l’artisanat du chant. Dans un paysage musical où cette intégrité devient rare, ce projet autour du Duke s’impose comme une œuvre à la fois somptueuse, sincère et discrètement subversive.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 27th 2025
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Performers:
Paul Marinaro – vocals
Tom Vaitsas – piano
Mike Allemana – guitar
John Tate – bass
Neil Hemphill – drums
Rich Moore – alto sax, clarinet, flute
John Wojciechowski – tenor & soprano sax, flute
Ted Hogarth – baritone sax, bass clarinet
Eric Jacobson – trumpet, flugelhorn
Raphael Crawford – trombone
Violins: Lisa Fako (Concert Master), Eleanor Bartsch, Stephen Boe, Chuck Bontrager, Christina Buciu, Kathleen Carter, Karl Davies, Wendy Evans, Elizabeth Huffman, Carmen Kassinger, Kathryn Siegel, Jeff Yang
Arrangers: Mike Allemana, Alan Broadbent, John Clayton, Ryan Cohan, Bill Cunliffe, Carey Deadman, Mike Downes, Jim Gailloreto, Tom Garling, Chuck Israels, John Kornegay, Tom Matta, Chuck Owen
Track Listing:
DISC ONE – SET ONE
1 I’m Beginning to See the Light 3:52
2 A Flower Is a Lovesome Thing 5:34
3 I’m Just a Lucky So and So 4:16
4 Love You Madly 3:26
5 Sophisticated Lady 4:58
6 I Like the Sunrise 5:15
7 Just Squeeze Me 4:53
8 It Shouldn’t Happen to a Dream 4:11
9 In a Mellow Tone 3:42
SET TWO
10 Mood Indigo 5:43
11 Azure 3:54
12 Don’t You Know I Care (or Don’t You Care to Know) 4:52
13 I Got It Bad (and That Ain’t Good) 5:02
14 (In My) Solitude 6:21
15 All Too Soon 4:39
16 Lush Life 3:52
17 (I Want) Something to Live For 5:11
DISC TWO – SET THREE
1 Don’t Get Around Much Anymore 5:05
2 Take Love Easy 3:56
3 Day Dream 5:05
4 I Ain’t Got Nothin’ but the Blues 5:46
5 Caravan 4:53
6 I Didn’t Know About You 4:14
7 In a Sentimental Mood 4:39
8 Do Nothing Till You Hear from Me 5:42
Production Info:
Produced by Paul Marinaro & Jim Gailloreto
Executive Producer: Lois Cory
Musical Assistants: Mike Allemana, John Kornegay
Recorded & mixed by Mat Lejeune at Chicago Recording Company, Chicago, IL
Recorded on Aug, Nov, Dec 2022
Mixed at Chicago Recording Co, Chicago, IL & Lost Boy Sound, Chicago, IL
Mastered by Dave McNair at Dave McNair Mastering
All photos by Frank Orrico
Cover design & layout by John Bishop
