Latin Jazz |
Il est des artistes qui semblent disparaître dans le silence, pour revenir ensuite avec une œuvre qui n’apparaît pas comme une simple continuation mais comme une redécouverte. Patricio Morales fait partie de ceux-là. Plus de trente ans se sont écoulés depuis son dernier enregistrement, un intervalle suffisamment long pour sembler définitif, et pourtant son nouvel album, La Tierra Canta, ne résonne pas comme l’écho lointain d’une carrière revisitée, mais bien comme une déclaration à la fois urgente et sereine. Morales lui-même en donne l’explication: «On ne peut pas forcer la création musicale.» La remarque est d’une simplicité trompeuse, mais elle révèle une vérité plus profonde sur l’œuvre présentée ici. La musique, chez lui, n’est ni productivité ni routine: elle est de l’ordre de l’inévitable, elle surgit lorsque le moment est venu.
La Tierra Canta rassemble neuf des premières compositions de Morales, des œuvres qu’il a longtemps portées en lui et qu’il réinvente aujourd’hui avec le recul des décennies. Aux mains d’un autre, un tel retour vers le passé aurait pu ressembler à une excavation, un feuilletage d’anciens cahiers. Morales en fait une illumination. Ces pièces, soigneusement choisies, deviennent des méditations sur la famille, la mémoire et l’identité, chacune se présentant comme une vignette lyrique de ses racines chiliennes et de son héritage latino-américain. Les arrangements, réalisés avec des musiciens venus d’Argentine, de Colombie, du Pérou, du Brésil et du Chili, élargissent cette vision vers une dimension pan-continentale, rappelant que «musique latine» n’est pas un genre mais une géographie, faite de rythmes, de traditions et de voix multiples.
Ce qui distingue le travail de Morales, c’est sa précision tranquille. Ses lignes de guitare glissent avec clarté et retenue, jamais pressées, jamais décoratives. Il joue comme s’il savait que la beauté n’est pas à imposer mais à révéler, enfouie dans le grain de chaque note. L’album ne cherche pas le spectaculaire, mais l’intime; il invite l’auditeur à suivre le fil d’une mélodie jusqu’à ce qu’elle dévoile son éclat discret. «Après tant d’années à jouer du jazz, du rock, du classique, je voulais quelque chose de plus exotique», confie-t-il. Exotique, ici, ne signifie pas lointain ou cliché: il s’agit d’un retour au familier, vu sous un nouveau jour, la musique de son propre continent, réfractée par la distance et la mémoire.
Le morceau-titre, Tierra Canta, incarne cette sensibilité avec éclat. Écrit au début de la carrière de Morales, il conserve une fraîcheur, une légèreté, presque une innocence optimiste. L’accordéon de Vitor Gonçalves y apporte une délicatesse supplémentaire, transformant la pièce en quelque chose de rustique et raffiné à la fois, comme une lumière tamisée à travers le feuillage. «Quand j’ai trouvé la mélodie principale, je savais que j’étais sur la bonne voie», se souvient Morales. Le sentiment de découverte est palpable, non seulement dans ce morceau mais dans l’album tout entier.
D’autres moments penchent vers la littérature. Realismo Mágico, dédié à Gabriel García Márquez, s’ouvre sur un rythme latin détendu avant de basculer vers une improvisation rêveuse, comme si la musique adoptait le style même de l’écrivain, là où l’ordinaire se dissout dans le fantastique. Le morceau se clôt sur un groove tropical fluide, avec une grâce contenue. Mais l’allusion est plus qu’un hommage. Morales comprend que l’univers de García Márquez, où le mythe et la réalité se confondent, est aussi un univers musical. Rappelons que dans Cent ans de solitude, le personnage de Francisco el Hombre est inspiré à la fois du folklore et de l’amitié de l’auteur avec le compositeur de vallenato Rafael Escalona. García Márquez ira même jusqu’à cofonder un festival de vallenato à Valledupar: un signe que littérature et musique, en Amérique latine, ont toujours partagé le même souffle.
Écouter La Tierra Canta, c’est comprendre que Morales s’intéresse moins à la virtuosité qu’à l’atmosphère. On n’y trouvera pas de pyrotechnie, pas de démonstration technique agressive. L’album agit plutôt par accumulation, par un subtil tissage de textures et de rythmes qui finit par emporter l’auditeur presque à son insu. Le calme qui s’en dégage n’est pas passif, mais persuasif: il affirme, à sa manière feutrée, que la sérénité n’est pas absence mais présence.
C’est sans doute cela qui rend le retour de Morales si marquant. Après des décennies de silence, on aurait pu s’attendre à une déclaration de force, à une affirmation de pertinence. Il offre au contraire quelque chose de plus insaisissable: un disque qui écoute autant qu’il parle, qui respecte le silence dont il est issu. La Tierra Canta ne crie pas son existence. Il fredonne, il respire, il attend que l’on s’approche.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, September 28th 2025
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MUSICIANS:
PATRICIO MORALES, Classical Guitar
VITOR GONCALVES, Piano, Accordion
SEBASTIAN DE URQUIZA, Upright Bass
RODRIGO RECABARREN, Drums and Percussion
ROGÉRIO BOCCATO, Brazilian Percussion
DANIEL ZAMALLOA, Mandolin
KAHIL NAYTON; Cavaquinho
PABLO MENARES, Upright Bass on Track 3
JUAN ANDRÉS OSPINA: Additional Arrangments on Tracks 1, 3, 8, 9.
Produced by GILLIAN EAMES and PATRICIO MORALES, NorthSouth Records
Recorded October 27 & 28, 2022, at STUDIO42BROOKLYN, NY.
Recording Engineer: ALESSIO ROMANO
Assistant Engineer: BRANDON UNPINGCO
Mixing Mastering: ALESSIO ROMANO
Graphic Design: J. NELSON
Cover photographs by CLAUDIA MORALES
All compositions and arrangements by PATRICIO MORALES.