NEIL YOUNG & THE STRAY GATORS – Tuscaloosa

Reprise
Americana

Attention, Graal. En 1973, Neil Young n’était pas seulement morose, non, il était aussi en colère. Fumasse, grognon, et pour tout dire, pas à prendre avec des pincettes… Il avait pourtant toutes les raisons de se réjouir, puisque l’année précédente, son quatrième album solo, “Harvest”, s’était vendu par containers entiers de par le monde, l’inscrivant de fait au club plutôt sélect des blockbusters, auprès de millionnaires comme Neil Diamond, Pink Floyd et Elton John. Mais rien n’y faisait, Neil Young avait la haine. Les raisons en sont connues: tout d’abord, sa compagne d’alors, Carrie Snodgress, avait donné naissance à un premier fils lourdement handicapé, et leur couple battait sévèrement de l’aile. Mais pour faire bonne mesure, Neil charriait en outre un pesant sentiment de culpabilité depuis la mort de son ami Danny Whitten. Ce guitariste, fondateur et pilier des Rockets (que Young rebâptisa Crazy Horse après les avoir annexés) avait en effet été viré de son propre groupe par un Neil Young excédé des stigmates pour le moins débilitants de ses addictions. Mortifié, Whitten s’en était administré une surdose qui l’avait expédié ad patres, et Young en fut anéanti. Mais comme il paraît que the show must go on (surtout quand de tels enjeux de carrière sont en lice), Neil avait néanmoins accepté, sous l’égide de son manager Elliot Mazer, de prendre la route pour capitaliser l’engouement que son dernier album suscitait. Auprès de lui, chaque soir sur les planches, rien de moins que les musiciens hors pair qui l’accompagnaient sur l’album idoine: le maître de la pedal-steel Ben Keith, le pianiste, arrangeur et producteur de légende Jack Nitzsche, et une section rythmique plaquée or: Tim Drummond et Kenny Buttrey (qui officiaient alors auprès de Tony Joe White, J.J. Cale et Bob Dylan). Avec pareil équipage, la tournée s’annonçait historique, et pour nombre de spectateurs y ayant assisté, ce fut effectivement le cas. Mais Neil Young s’y révéla surtout plus ingérable et caractériel que jamais. Au point de renier par la suite le seul enregistrement officiel de ce tour, “Time Fades Away”, le reléguant durablement dans les limbes, et s’opposant radicalement à toute réédition CD. Aussi regrettable que cela put paraître, cette perte en répercutait une autre, puisque cet album, essentiellement composé de titres inédits, ne reflétait qu’imparfaitement le répertoire joué chaque soir, alors que Young et ses Alligators Errants y interprétaient surtout un mix de ses albums solo précédents (à l’exclusion notable de celui réalisé avec Crazy Horse). Avec ce “Tuscaloosa” (du nom du bled en Alabama où ce concert fut capté), on a donc enfin l’accès légal aux versions live de perles telles que “After The Gold Rush”, et “Here We Are In The Years”, ainsi que de ce quinté de hits alors sur toutes les ondes: “Old Man”, “Heart Of Gold”, “Out On The Weekend”, “Harvest” et “Alabama”. Au passage, se permettre d’interpréter ce réquisitoire contre la bigoterie et la ségrégation dans l’État explicitement désigné par son titre témoigne bien du caractère intrépide de son auteur (les natifs de Lynyrd Skynyrd surent d’ailleurs s’en souvenir, lorsqu’ils lui adressèrent leur réponse). Après deux titres acoustiques (où il s’accompagne seul, tour à tour à la guitare et au piano), le bougre introduit à l’harmonica l’arrivée du band, sur le poum-poum-tchac caractéristique de leur hit album du moment. Faut-il préciser que la slide et la pedal-steel de Ben Keith accomplissent ici des merveilles, tandis que la prise de son (précise mais sans fioritures) confère à l’ensemble une urgence insoupçonnée? Pour finir d’illustrer l’humeur massacrante dont ce brave Neil gratifia ses comparses lors de cette tournée, il faut mentionner l’excellence et la constance de l’un des plus grands batteurs de l’histoire du rock U.S., Kenny Buttrey. Effectivement présent sur le multiplatiné “Harvest”, ce dernier arborait à son C.V. des collaborations avec Elvis Presley, Donovan, Bob Seger, J.J. Cale, Kris Kristofferson, Joan Baez et Jimmy Buffett, sans oublier sa contribution à certains des albums les plus cruciaux de Dylan (de “Blonde On Blonde” à “Self Portrait”, en passant par “John Wesley Harding” et “Nashville Skyline”). En dépit de ses prestations immaculées, Neil Young le prit alors en grippe, et Buttrey dut céder à mi-tournée son tabouret au plus convenu Johnny Barbata. C’est ce dernier qui figure donc sur le “Time Fades Away” originel, et la présence sur “Tuscaloosa” du regretté Buttrey (disparu à la veille de la soixantaine en 2004) ne rend ce témoignage live des STRAY GATORS au grand complet que plus précieux encore. Il n’est qu’à comparer les versions respectives du titre éponyme (sous forte influence Dylan électrique) pour s’en persuader…

Patrick Dallongeville
Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, September 14th 2019