Natsuki Tamura & Sakoto Fujii – Ki (FR review)

Libra Records – Street Date : September 19. 2025
World Jazz
Natsuki Tamura - Sakoto Fuji – KI (FR review)

Pur jazz, pur world music, pur art: le dialogue intransigeant de Satoko Fujii et Natsuki Tamura

Certains albums surgissent comme des coups de tonnerre, conçus pour éblouir, submerger et affirmer leur puissance. D’autres s’installent doucement, presque en catimini, mais laissent une empreinte plus profonde, telle l’image rémanente d’un tableau qui persiste dans l’esprit bien après que l’on a quitté la salle d’exposition. Ki, le dixième enregistrement en duo de la pianiste Satoko Fujii et du trompettiste Natsuki Tamura, appartient sans équivoque à cette seconde catégorie. Purement jazz, purement world, purement art, voici une musique ramenée à son essence, une méditation sur le son et le silence où chaque geste paraît mesuré, intransigeant et sincère.

Depuis longtemps, Fujii occupe une place singulière dans le jazz contemporain. Pour elle, composer n’est pas une tâche mais une nécessité biologique, aussi essentielle que le souffle ou le battement du cœur. Chaque année, elle publie plusieurs albums, non par habitude, mais comme la conséquence inévitable d’un courant créatif ininterrompu. Ses projets ne sont jamais accessoires; chaque parution est une déclaration, une arrivée. Pourtant, Ki marque une inflexion, un geste d’ouverture et de simplicité. Ici, la musique de Tamura, son partenaire dans la vie et dans l’art prend le premier rôle, et avec elle vient une forme nouvelle de proximité, comme si, en ces temps troublés, le duo avait senti la nécessité d’offrir au public un socle, un apaisement, une forme de réconfort.

L’architecture de l’album est d’une simplicité trompeuse: sept nouvelles œuvres de Tamura, chacune portant le nom d’une espèce d’arbre, auxquelles s’ajoute une composition de Fujii. La métaphore ne saurait être plus juste. Ces pièces s’enracinent, patientes, lentes, leurs branches s’étirant en de vastes arcs sonores. Plutôt que des improvisations explosives ou un jeu en cascade, le duo choisit la retenue. L’ensemble du disque se compose de ballades aux tempos délibérément mesurés, empreintes d’un lyrisme feutré, presque rituel. Pourtant, jamais la monotonie ne guette. Leur maîtrise réside dans leur capacité à sculpter la variété dans l’immobilité, à faire du silence une troisième voix de leur dialogue.

Ce qui rend possible cette économie de moyens, c’est leur intimité. Après des décennies de collaboration, Fujii et Tamura anticipent les mouvements de l’autre avec la précision de danseurs qui connaissent le pas suivant avant même qu’il ne s’esquisse. Fujii, souvent portée à fragmenter les lignes mélodiques et à les disséminer en éclats, choisit ici de ciseler ses phrases avec élégance et patience, sculptant la beauté dans la retenue. Tamura, dont la trompette peut flamboyer telle une comète, adoucit au contraire son timbre, arrondit ses contours, offrant des sonorités presque palpables, comme tracées au fusain dans l’air. Le résultat n’est pas tant une performance qu’une exposition: chaque pièce ressemble à une toile suspendue devant nous. Nous les rencontrons comme des impressions fugaces, et puis, lentement, nous en ressentons le rayonnement.

Les auditeurs familiers de l’ensemble Gato Libre, dirigé par Tamura, reconnaîtront l’écho de son lyrisme austère et de son intensité contenue. Mais Ki amplifie ces qualités sous une forme nouvelle. «Notre dernier album, Aloft, était improvisé», rappelle Fujii. «Cette fois, j’ai suggéré à Natsuki d’apporter l’esprit de Gato Libre dans notre duo.» Tamura a saisi cette invitation et imaginé une atmosphère de dignité, «comme une personne debout dans un air pur», explique-t-il. Porté par cette image, il a écrit ses sept morceaux en deux jours, comme pour fixer la vision avant qu’elle ne s’évanouisse.

Pour Fujii, adopter cette esthétique signifiait renoncer à une partie de son vocabulaire habituel. «Ce n’était pas facile pour moi de jouer moins», confie-t-elle. «Au début, cela me semblait étrange, presque inconfortable. Mais dès les premières répétitions, j’ai adoré cette musique.» Avant de l’enregistrer, le duo l’a éprouvée lors de trois concerts en Californie, expériences qui se sont révélées décisives. «J’ai ressenti des émotions d’une intensité telle que je ne peux même pas les décrire», se souvient Fujii. «C’était une expérience nouvelle pour moi, ne pas penser aux changements de tempo ou aux contrastes d’ambiances, mais simplement habiter une atmosphère unique.»

Cette atmosphère imprègne désormais Ki. La musique flotte entre présence et absence, solidité et respiration, comme si le duo peignait à l’aquarelle translucide plutôt qu’à l’huile. Chaque titre propose non seulement un voyage émotionnel, mais aussi un miroir, une occasion pour l’auditeur d’apercevoir son propre paysage intérieur reflété dans la surface sonore. Et si le nom de Fujii est depuis longtemps synonyme d’audace et d’innovation, brisant les formes, dissolvant les frontières, son choix de mettre en avant les compositions de Tamura résonne comme un hommage, un acte de respect envers un partenaire dont elle estime la voix autant que la sienne.

Le mot Ki lui-même est polysémique. En japonais, il peut signifier énergie, esprit, ou force vitale. Ici, il résonne moins comme un cri que comme un appel, une convocation poétique à quelque chose d’universel et de partagé. Tels des arbres, leurs homonymes, ces pièces se tiennent dans une dignité tranquille, enracinées dans la terre mais tendues vers le ciel.

Dans le paysage plus large du jazz contemporain, Fujii et Tamura demeurent des figures à part, à la fois admirées et insaisissables. Leur musique échappe à toute catégorisation facile: trop fluide pour l’orthodoxie du jazz, trop improvisée pour les traditions classiques, trop abstraite pour les standards de la world music. Et pourtant, c’est précisément par ce refus d’appartenir qu’ils ont bâti un espace qui leur est entièrement propre, un art qui honore autant le silence que le son, l’intimité autant que la virtuosité, la réflexion autant que la démonstration.

En fin de compte, Ki n’est pas affaire de spectacle, mais de confiance, entre deux artistes, entre la musique et son auditeur, entre le son et le silence. C’est un grand album, signé d’un grand compositeur, et porté par deux musiciens qui nous rappellent que dans l’art, les vérités les plus profondes se disent souvent à voix basse.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, September 17th 2025

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To buy this album

Website – Natsuki Tamura
Website – Sakoto Fujii

Musicians :
Natsuki Tamura – trumpet 田村夏樹
Satoko Fujii – piano 藤井郷子

Recorded on July 15, 2025 at Orpheus, Tokyo by Naoto Sugawara
Mixed on July, 2025 by Mike Marciano.
Mastered on July, 2025 by Mike Marciano, Systems Two, NY.

Track Listing:
Keyaki
Sugi
Hinoki
Kusunoki
Arakashi
Icho
Kunugi
Dan’s Oceanside Listening Post (bonus track)