| Jazz |
À Bayou Blue Radio, la mémoire du jazz fonctionne moins comme une archive que comme une forme de vigilance. Une attention constante portée aux objets, disques, pochettes, notes de livret, pressages oubliés, qui ont façonné, souvent en silence, l’histoire de cette musique. Cette vigilance conduit fréquemment à des rencontres fortuites. L’une d’elles eut lieu dans un magasin de CD d’occasion, l’un de ces lieux où le temps se replie sur lui-même, où les hiérarchies s’effacent, où les chefs-d’œuvre côtoient les obscurités dans des bacs anonymes en plastique. C’est là, enveloppé dans la plus sommaire des pochettes, que se trouvait un album d’un trompettiste brillant, présentant ce qui était en réalité son deuxième grand quintette, une réalité dont je n’aurais pu avoir conscience à l’époque, n’ayant alors que quatre ans.
Cet album est aujourd’hui presque introuvable. Il n’a jamais été réédité, jamais véritablement contextualisé, et pourtant il fut enregistré à une date lourdement chargée de sens historique. Trois semaines plus tôt, le 24ème amendement de la Constitution des États-Unis avait été ratifié, abolissant officiellement les taxes électorales comme condition du droit de vote. Il s’agissait d’un tournant majeur dans l’histoire démocratique américaine, qui s’inscrivait dans le tumulte du Freedom Summer et culminerait, en juillet de cette même année, avec la signature du Civil Rights Act par le président Lyndon B. Johnson. Ce contexte n’est pas un simple décor: il constitue l’atmosphère politique et morale dans laquelle cette musique a été pensée, jouée et reçue.
L’album dégage une énergie singulière, expressive, urgente, presque explosive. On y perçoit une forme de libération, peut-être même un sentiment de victoire. Le public, audible tout au long de l’enregistrement, répond avec une intensité peu commune, comme s’il avait pleinement conscience qu’il se passait là quelque chose de plus vaste qu’un simple concert. Ce disque n’était en réalité que l’un des deux albums similaires produits durant cette courte période. Les concerts avaient été organisés au profit du Voter Education Project, initiative essentielle du mouvement des droits civiques destinée à favoriser l’inscription des électeurs noirs dans le Sud des États-Unis.
Pour les musiciens de jazz de cette époque, l’engagement politique n’était pas une posture abstraite, mais une nécessité vécue. Miles Davis, en particulier, comprenait le pouvoir symbolique qu’il incarnait. Afin d’attirer de riches donateurs à ces concerts de soutien, il aurait personnellement envoyé des invitations sur son propre papier à en-tête, une stratégie à la fois discrète et redoutablement efficace, garantissant des salles pleines et des contributions généreuses. Miles ne prêtait pas seulement son nom: il mettait sa réputation, son image et son art au service direct de la cause. Sur scène, il se surpassait, transformant ces prestations en déclarations à la fois artistiques et civiques. Cet engagement double, envers la musique et envers la justice, est devenu indissociable de son identité publique et de la profondeur durable de son œuvre.
Le quintette réuni pour cet enregistrement était tout simplement exceptionnel. Autour de Miles Davis se tenaient George Coleman au saxophone ténor, Herbie Hancock au piano, Ron Carter à la contrebasse et Tony Williams à la batterie. Une configuration promise à la grandeur, une convergence d’intellect, de virtuosité et de renouvellement générationnel. L’alchimie est immédiate, le dialogue permanent, le sens du projet collectif évident.
Des années plus tard, je reverrai Miles Davis, cette fois en France, au début des années 1980. Son approche avait alors radicalement changé. Sur scène, il jouait avec parcimonie, ne livrant parfois que quelques notes essentielles avant de se taire. Et pourtant, sa présence était écrasante. C’était la célébrité à l’état pur, celle que l’on ne fabrique ni par le marketing ni par les stratégies de communication. Une véritable star se forge dans l’histoire, le risque et l’endurance. Tout chez Miles était exceptionnel: sa façon de jouer, son regard posé sur ses partenaires, le grain de sa voix lorsqu’il s’adressait au public.
Le contraste entre ces deux Miles Davis, le trompettiste expansif, presque volubile, des années 1960, et l’icône minimaliste des années 1980, ne fait que renforcer la portée de son héritage. Dans la première période, sa trompette semblait incapable de retenue, déversant les idées avec une urgence inlassable. Dans la seconde, le silence devenait partie intégrante de la musique. Ces deux phases furent également radicales, également modernes.
Écouter Miles Davis, ce n’est pas seulement entrer en contact avec l’une des musiques les plus avant-gardistes jamais produites, quelle que soit l’époque. C’est pénétrer un moment où l’innovation musicale croise la lutte sociale et la transformation politique. Le jazz, dans son essence même, est un art du non-conformisme, et Miles en fut sans doute l’incarnation la plus accomplie.
Je me souviens avec précision d’un instant particulier. Miles annonça «So What» dans le petit micro fixé à sa trompette. Ce qui suivit, selon le chronomètre de ma caméra, fut deux minutes ininterrompues de cris et d’applaudissements. Durant ce déferlement sonore, il avait déjà commencé à jouer. Seules quelques notes parvenaient à émerger du vacarme. Je n’ai jamais été témoin de quelque chose de comparable avec un autre musicien de jazz. Certaines personnalités semblent simplement au-dessus de la mêlée, portées par des vies si improbables qu’elles frôlent le mythe.
Le parcours de Miles Davis, des souffrances les plus profondes aux lumières des plus grandes scènes mondiales, n’avait rien d’évident. Le pari fait sur lui à sa naissance n’aurait pas semblé gagnant. Et pourtant, il est devenu l’une des figures les plus aimées de l’histoire du jazz. Des décennies après sa disparition, nous sommes encore nombreux à parler de Miles Davis avec une admiration intacte, pour l’homme autant que pour l’artiste.
À Bayou Blue Radio, des disques comme celui-ci sont bien plus que de simples éléments de programmation. Ce sont des rappels que le jazz n’est pas seulement un langage musical, mais un témoignage historique. Chaque diffusion est un acte de transmission, non seulement du son, mais de la mémoire, où l’histoire du jazz, la lutte pour les droits civiques et le récit américain au sens large se rejoignent, une fois encore, note après note, à travers le temps.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, December 14th 2025
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To Buy This album: Album not reissued
Musicians :
Miles Davis (Trumpet)
George Coleman (Tenor saxophone)
Herbie Hancock (Piano)
Ron Carter (Double Bass),
Tony Williams (Drum)
Tracklisting :
Four [Live]
My Funny Valentine [Live]
All Of You [Live]
All Blues [Live]
So What [Live]
Walkin’ [Live]
Joshua [Live]
Go-Go [Live]

