Mathieu Bec, François De Larrard: Bec & Ongles (FR review)

Mazeto Square – Street Date: November 28, 2025
Jazz
Mathieu Bec, François De Larrard & Bec & Ongles

Il existe des albums dont le lyrisme s’impose dès les premières notes, des disques qui ne semblent pas être le produit lent et prévisible de l’industrie musicale, mais plutôt des météorites : autonomes, lumineuses, énigmatiques. Zanzibar, la nouvelle réalisation du duo français Bec & Ongles, le pianiste François de Larrard et le batteur Mathieu Bec — appartient à cette catégorie rare. Il ne demande pas la permission d’exister: il descend, tout simplement, inclassable et entièrement accompli.

Dans un paysage jazz contemporain de plus en plus codifié, fragmenté en micro-courants et dominé par des playlists qui promettent «relax», «chill» ou «focus», un album comme Zanzibar a quelque chose de presque défiant. Il exige l’attention. Il réclame le dialogue. Et surtout, il affirme que la musique n’est pas un lieu d’arrivée, mais une négociation permanente entre deux sensibilités. De Larrard et Bec travaillent leur matériau sonore comme deux sculpteurs taillant un seul bloc: ils creusent, polissent, résistent, cèdent. La ligne entre composition et improvisation devient perméable, mouvante, pareille à une dune balayée par le vent.

Deux portraits, un seul langage

François de Larrard est, sur le papier, un pianiste issu du classique, nourri de contrepoint, de logique harmonique, d’architecture formelle. Mais rien, dans son jeu ici, ne paraît contraint par cette tradition. Ces fondations classiques deviennent plutôt un tremplin vers des territoires où Satie frôle le minimalisme, où la phrase jazz glisse vers la retenue chambriste, où la suggestion importe davantage que la démonstration. Ses mélodies ressemblent souvent à ce qui subsiste après que la pensée s’est déjà dissipée.

Mathieu Bec, à l’inverse, est un métamorphe rythmique. Son rapport aux traditions africaines n’a rien d’ornemental: il l’a absorbé, digéré, réinventé. Parfois, il construit d’immenses écosystèmes à partir d’une seule pulsation ; d’autres fois, il semble emprunter au silence du pianiste pour le lui rendre transformé. Il n’est pas un gardien du temps: il est un co-architecte, ouvrant des voies temporelles où de Larrard peut tracer ses lignes. Leur empathie musicale est saisissante, moins un dialogue qu’une pensée partagée, comme si chacun achevait les phrases de l’autre.

Une musique qui pense, une musique qui rêve

Écouter «The Life of a Man», pivot émotionnel de l’album, c’est entendre des réminiscences de Satie — non pas le compositeur de salon édulcoré, mais la figure subversive dont la musique portait une douce force révolutionnaire. Le morceau se déploie comme un dessin d’Escher rendu audible: récursif, interrogatif, sinueux. On ne se contente pas de l’entendre: on l’habite.

Comme plusieurs autres pièces du disque, il repose sur un ostinato, un procédé si ancien qu’il précède l’harmonie elle-même. Entre les mains de Bec & Ongles, l’ostinato devient plus qu’un motif : un symbole de la persistance humaine. Les boucles se répètent sans jamais se répéter vraiment: elles évoluent, se patinent, s’ajustent aux impulsions des musiciens. Elles sont mantras, incantations, terrain mouvant sur lequel le duo érige ses architectures fragiles mais tenaces.

Les extraits de la suite Zoo prolongent cette démarche. Leur circularité semble primitive, presque comme si l’improvisation était redécouverte pour la première fois. Entre ces pulsations surgissent des éclats free, des détours lyriques, des suspensions sculptées dans l’air. Rien n’est figé. Tout circule. La musique respire à la manière d’une conversation : ses hésitations, ses accélérations, ses digressions inattendues.

Le silence comme troisième musicien

Sous l’ensemble de l’album se cache une compréhension profonde du silence. Non pas comme absence, mais comme force. Les deux artistes écrivent avec le silence comme un auteur avec la ponctuation: tension, attente, surprise. Les espaces entre les notes portent autant de sens que les notes elles-mêmes. À une époque où de nombreux enregistrements recherchent la saturation, Zanzibar redonne sa valeur au dépouillement. Sa retenue devient sa puissance.

Et pourtant, la musique ne bascule jamais dans l’abstraction pure. Même lorsqu’elle frôle la dissonance, elle le fait avec intention, comme pour tester la résistance d’une surface. L’album maintient un équilibre délicat entre clarté et mystère, structure et risque. Impossible à classer: trop orchestré pour être du free, trop exploratoire pour être du classique, trop textural pour être du piano-batterie traditionnel, et pourtant enraciné dans tout cela.

Pourquoi cet album compte aujourd’hui

Les duos piano-batterie sont rares dans le jazz contemporain. Ils exposent tout. Aucun refuge, aucun socle harmonique, aucun soutien grave. Rien que l’invention nue, à deux. Pour cette raison, Zanzibar apparaît audacieux, presque généreux, tant il donne accès aux mécanismes mêmes de la pensée musicale. Mais l’album résonne aussi avec un moment culturel où les frontières, entre styles, entre art et recherche, entre tradition et expérimentation, sont en train de s’effacer.

À ce titre, de Larrard et Bec incarnent une nouvelle génération d’artistes pour qui créer ne consiste plus à rejoindre un genre, mais à inventer une grammaire. Ils dessinent ce que la musique de demain pourrait devenir: hybride, poreuse, attentive, interdisciplinaire. Leur admiration mutuelle est audible dans chaque morceau, non comme émotion affichée, mais comme méthode. Leur musique naît de la confiance.

L’expérience d’écoute

Écouter Zanzibar, c’est comme entrer dans une pièce où la conversation a déjà commencé. Pas de préface, pas de préambule. L’auditeur est invité, doucement mais fermement, dans un univers sonore déjà en mouvement. L’album exige une présence véritable. Et dans un monde saturé d’écoute distraite, cette exigence est une forme de radicalité.

Au fil de ses quatorze titres, le disque se déploie comme une suite de rituels intimes:
– l’introspection lumineuse d’Emma’s Song,
– l’architecture cinétique de Zanzibar,
– les tensions ludiques de Scherzophrenia,
– la fragilité tendre de Comptine pour Antónia,
– les ombres urbaines d’Urbex,
– la douceur crépusculaire de Peaceful Rondo.

Chaque pièce est un fragment d’un ensemble plus vaste, des images séparées, évolutives, qui finissent par former une mosaïque cohérente, à l’image même de la mémoire.

En guise de conclusion

Peu d’albums aujourd’hui sont capables de parler avec la même intensité aux musiciens classiques qu’aux improvisateurs jazz, capables de plonger l’auditeur dans un monde sans préavis, capables de nous obliger, doucement ou fermement, à écouter plus profondément. Zanzibar fait partie de ceux-là. Il se savoure comme un grand millésime, révélant peu à peu ses subtilités et laissant en bouche une longue résonance.

À l’ère du bruit jetable, Bec & Ongles offrent quelque chose de bien plus rare: une musique qui nous écoute en retour.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, November 26th 2025

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To buy this album

François De Larrard – website

Mathieu Bec – website

Musicians :
François De Larrard, piano
Mathieu Bec, drums

Track Listing :
1 Emma’s song (05’36)
2 Zoo 6 (04’11)
3 The life of a man (08’34)
4 Andante (02’49)
5 Zanzibar (05’29)
6 Comptine pour Antónia (04’53)
7 Scherzophrenia (03’52)
8 Urbex (04’19)
9 Zoo 7* (03’01)
10 Valse à cloche-pied (04’18)
11 Pense-bête (03’55)
12 Amistad (01’39)
13 Offrande (04’07)
14 Peaceful rondo (05’48)