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Entre jazz et littérature : Mark Turner et l’intelligence du son
Mark Turner a toujours été considéré comme un musicien à part, à la fois saxophoniste, compositeur et observateur intellectuel de son propre art. Depuis ses débuts chez ECM Records en 2001, Turner a bâti un corpus qui s’apparente moins à une carrière linéaire qu’à un dialogue permanent: entre la mélodie et le silence, entre la rigueur et l’intuition, entre le jazz et ce qui dépasse le jazz. Écouter un album de Mark Turner n’est jamais un geste anodin. Sa musique s’imprime dans la mémoire de l’auditeur attentif; elle ouvre des portes non seulement sur des paysages harmoniques, mais aussi sur des questions, des réflexions, une forme de méditation qui dépasse les frontières du genre.
Son nouveau projet en est un exemple éclatant. À son origine ne se trouve pas une suite d’accords ou une esquisse musicale, mais un livre: The Autobiography of an Ex-Colored Man (L’Autobiographie d’un ancien homme de couleur) de James Weldon Johnson. Publié anonymement en 1912, ce roman demeure l’un des textes fondateurs de la littérature afro-américaine, à la fois comme jalon culturel et comme prisme pour interroger les luttes persistantes des États-Unis autour de la race et de l’identité. Fiction dans la forme mais autobiographie dans l’urgence, l’ouvrage raconte la vie d’un métis à la peau claire capable de «passer» pour blanc. Son récit traverse le Sud, les nuits new-yorkaises du début du XXe siècle, et les zones grises entre l’Amérique noire et l’Amérique blanche, révélant au fil du parcours le «double standard» imposé aux Afro-Américains.
On comprend aisément pourquoi Turner a été attiré par ce texte. Sa musique a toujours eu un penchant pour le cérébral, non pas dans un sens froid, mais dans sa capacité à porter des idées. Et le roman de Johnson est, au fond, une quête de cohérence dans un monde fragmenté et divisé: une quête qui trouve un écho profond dans le projet artistique de Turner.
Le résultat n’est pas un simple croisement entre littérature et jazz. C’est la rencontre de deux formes d’intelligence. Turner ne se contente pas de mettre en musique le texte de Johnson: il l’extrait, le distille et le place en dialogue avec des compositions qui bousculent autant qu’elles séduisent. “Je voulais une musique enrichie par les mots, et non des mots enrichis par la musique”, explique Turner. La nuance est essentielle. Ici, la musique ne se contente pas d’accompagner le texte: elle est son partenaire d’égal à égal, tantôt guide, tantôt résistance, tantôt miroir.
Le son de la pensée
Sur le plan strictement musical, l’album porte la signature de Turner: dense harmoniquement, insaisissable rythmiquement, traversé d’une intensité à la fois discrète et tenace. Le timbre du saxophoniste, sec, patiné, capable d’intimité comme d’austérité, demeure l’une des voix les plus reconnaissables du jazz actuel. Turner navigue dans le registre suraigu sans effet gratuit, comme une extension naturelle de sa pensée musicale, ouvrant de nouveaux champs expressifs. C’est ce que Miguel Zenón a décrit comme sa «tessiture», sa faculté de faire parler le saxophone au-delà de ses limites habituelles.
Les compositions sont complexes, construites sur des architectures harmoniques imbriquées plutôt que sur des thèmes linéaires. Pourtant, une forme de lyrisme affleure, discret, parfois presque dissimulé sous la surface. Les mélodies apparaissent en fragments, comme saisies au milieu d’une phrase, puis se dissolvent dans le flux harmonique. La section rythmique n’accompagne pas : elle co-construit. Sa souplesse, tour à tour propulsive ou suspendue, reflète les allers-retours du roman entre mouvement et immobilité, entre désir d’appartenance et constat d’exclusion.
Les arrangements exigent beaucoup – des musiciens comme de l’auditeur. Mais cette exigence n’est jamais gratuite. Chez Turner, la rigueur est un moyen, pas une fin: une façon de ménager un espace pour la réflexion et la résonance. La musique réclame l’attention; elle refuse le décryptage immédiat. À l’image du roman de Johnson, elle impose de rester avec l’ambiguïté, avec l’inconfort, et d’accepter l’absence de résolution facile.
La littérature comme boussole
Le choix de Johnson n’a rien du hasard. Il y a vingt ans, en menant une étude autodidacte de l’histoire afro-américaine, Turner découvre ce texte à la Schomburg Center for Research in Black Culture, à Harlem. Johnson, on le sait, fut bien plus qu’un romancier: militant des droits civiques, diplomate, professeur, il est aussi le parolier, aux côtés de son frère J. Rosamond Johnson, de Lift Every Voice and Sing, devenu l’hymne national noir. Pour Turner, dont l’écriture musicale s’enracine dans des sources psycho-spirituelles, ce roman a offert à la fois un climat et une provocation. «Ce livre a créé une ambiance, un ensemble d’émotions», dit-il, «une matière à penser, à ressentir, à partir de laquelle écrire.»
On peut aussi y voir une parenté avec d’autres traditions. Ainsi, la comparaison avec J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian (1946) se révèle éclairante. Si Johnson écrivait depuis l’expérience noire américaine, Vian, lui, inventait une fiction provocatrice face aux hypocrisies de l’après-guerre. Mais Vian était aussi trompettiste de jazz. Cette double identité, écrivain et musicien, fait écho à la démarche de Turner, où littérature et jazz ne sont pas deux mondes séparés mais deux pratiques entremêlées.
La question de l’équilibre
Qui sert qui? La musique sert-elle le texte, ou le texte la musique? Turner ne tranche pas, et peut-être est-ce là l’essentiel. Les deux se tiennent dans une tension féconde. Les mots, choisis avec soin, gardent leur force, même dans leur brièveté. La musique, elle, amplifie leur portée sans les illustrer, en se tenant plutôt dans leur sillage émotionnel.
Ce n’est donc ni une musique «à programme», ni une simple mise en musique de littérature. C’est une double méditation: le texte réfléchit sur la condition raciale et identitaire en Amérique, la musique réfléchit sur la possibilité de créer de la cohérence et de la beauté face à la fracture. Les deux voix ne s’alignent pas toujours, mais leur friction même engendre une énergie.
Une œuvre majeure
On abuse souvent du qualificatif «important» pour désigner des projets ambitieux. Mais ici, il semble pleinement justifié. Turner signe un album non seulement exigeant sur le plan musical, mais aussi porteur de résonances culturelles, appelé à figurer parmi les sorties majeures de 2025. C’est une œuvre de profondeur et d’universalité. Car si le thème naît d’une expérience afro-américaine, il déborde ce cadre et invite chacun, quelle que soit sa culture ou sa couleur de peau, à interroger les questions d’identité, d’appartenance et d’humanité.
Cet album est une méditation sur l’intelligence, non pas l’intelligence froide du calcul, mais celle, plus profonde, de l’empathie, de l’attention, de l’écoute. Turner a toujours été un musicien exigeant envers son public. Ici, il nous demande non seulement d’écouter, mais de réfléchir; de nous reconnaître dans les luttes des autres; de laisser musique et littérature nous rappeler ce que signifie être humain.
Le résultat dépasse l’album. C’est, au sens le plus fort du terme, une leçon de vie.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, September 24th 2025
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Musicians :
Mark Turner, tenor saxophone and narration
Jason Palmer, Trumpet
David Virelles, piano, profit & organ
Matt Brewer acoustic & eletric bass
Nasheet Waits, drums
Track Listing
Moment 1. Anonymous
Moment 2. Jusxtaposition
Moment 3. Pulmonary
Moment 4. New York
Moment 5. Europe
Moment 6. The Texan… The Soldier
Moment 7. Mother… Sister… Lover
Moment 8. Pragmatism
Moment 9. Identity Politic
Moment 10. Closure