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“Bop Contest” de Mark Sherman: une réunion bebop familière, avec la contrebasse de Ron Carter comme fil conducteur.
Parler de bebop aujourd’hui, c’est évoquer une langue vieille de près de huit décennies. Né dans le New York d’après-guerre grâce à Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Bud Powell et Max Roach, ce style est devenu à la fois un terrain d’entraînement et un refuge pour des générations de musiciens. Pour certains, il demeure le cœur battant du jazz: une manière de démontrer sa virtuosité tout en rendant hommage aux fondateurs de la modernité musicale.
Le vibraphoniste Mark Sherman connaît cette histoire sur le bout des doigts. Avec Bop Contest, son 22e album en tant que leader, il s’enracine sans détour dans les cadences familières du bebop. Ce disque n’est pas une révolution, et ne cherche pas à l’être. Il propose autre chose: le confort d’entendre des musiciens chevronnés se retrouver autour d’un langage qu’ils pratiquent comme une seconde nature. Dès les premières mesures, la volonté est claire: convoquer une époque dorée, moins pour l’innover que pour la faire perdurer.
Sherman est un musicien prolifique et polyvalent. Formé comme batteur, il s’est d’abord illustré au piano, signant une série d’albums salués au cours des années 2010. Mais ici, il revient à son premier instrument, le vibraphone, instrument délicat qui, mal utilisé, peut vite sembler dater d’une autre époque. Ce choix est à la fois nostalgique et ambitieux, une façon de revendiquer sa place dans un champ aujourd’hui renouvelé par des figures comme Sasha Berliner, Joel Ross ou Stefon Harris.
Car en 2025, le vibraphone n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’il était encore il y a dix ans. Sasha Berliner, notamment, a redéfini ses possibilités, explorant des textures et des atmosphères inédites. Face à cette modernité, Sherman sonne résolument classique. Son jeu est clair, précis, irréprochable sur le plan technique, mais parfois trop respectueux de la tradition pour surprendre. Pour les amateurs d’expérimentation, Bop Contest semblera sage. Pour d’autres, c’est précisément cette fidélité à l’esprit original du bebop qui en fera la valeur.
La formation réunie est d’ailleurs irréprochable. Donald Vega au piano apporte une élégance discrète, Carl Allen assure une batterie nette et énergique, et le trompettiste invité Joe Magnarelli insuffle sa chaleur habituelle. Mais la vraie force tranquille de l’album, c’est Ron Carter. Sa contrebasse n’est pas qu’un accompagnement: c’est une voix d’histoire. À 88 ans, le musicien le plus enregistré de l’histoire du jazz reste une référence absolue. Écouter Carter ici, c’est mesurer à quel point une ligne de basse peut, à elle seule, donner profondeur et mémoire à un album.
Après plusieurs écoutes, ce sont d’ailleurs ses phrases qui s’imposent à l’oreille, comme un fil narratif reliant le passé au présent. Carter n’est pas seulement l’ancien compagnon de Miles Davis: il incarne un style, un son, une chaleur humaine qui se transmet dans sa musique. Sur Bop Contest, il est le centre de gravité discret mais essentiel.
Le répertoire choisi reflète le goût de Sherman pour l’histoire. L’ouverture avec 111-44 d’Oliver Nelson — rareté enregistrée en 1961 sur Straight Ahead avec Eric Dolphy et Roy Haynes, donne le ton. Deux pièces de Cedar Walton, Bremond’s Blues (1987) et Martha’s Prize (1996), renouent avec un compositeur souvent sous-estimé. Sherman se permet aussi une réinvention de My One and Only Love, habituellement balade tendre, transformée ici en une bossa nova légère. L’album s’achève sur un moment intime: une version de Skylark de Hoagy Carmichael où Sherman se dédouble, jouant à la fois piano et vibraphone, un autoportrait musical tout en finesse.
Même le titre de l’album porte une histoire. Bop Contest est emprunté à un épisode de la série télévisée des années 1950 The Honeymooners, chère à Sherman et Magnarelli. Dans cette scène, Ralph Kramden reproche à sa femme Alice de vouloir revivre leur jeunesse en s’inscrivant à des concours de danse swing. Clin d’œil complice entre amis, mais aussi métaphore pour Sherman, qui signe là sa première composition dans le style strictement bebop.
Bien sûr, Bop Contest a ses limites. Ceux qui attendent du vibraphone de nouvelles perspectives, intégrées aux expérimentations électroniques ou au post-bop, resteront peut-être sur leur faim. Mais juger cet album sur le terrain de l’innovation, c’est manquer sa véritable intention. Bop Contest est avant tout une rencontre entre grands musiciens, une célébration de leur complicité, et une affirmation que le langage du bebop reste vivant.
Cet album ne marquera sans doute pas l’histoire du jazz. Mais il rappelle que la tradition n’appartient pas seulement au passé. Portée par Ron Carter, elle garde un souffle intemporel, aussi vibrant en 2025 qu’il y a soixante ans. Et pour beaucoup d’auditeurs, cela suffit amplement.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 2nd 2025
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To buy this album (November 7)
Musicians :
Mark Sherman, vibraphone
Donald Vega, piano
Carl Allen, drums
Joe Magnarelli, trumpet
Ron Carter, double bass
Track Listing :
111-44
Love Always Always Love
Bremond’s Blues
My One And Only Love
Bop Contest
Martha’s Prize
Skylark