Latin Jazz |
Luiz Millan et l’éternelle réinvention du jazz brésilien
La musique brésilienne a toujours suivi ses propres règles, ses propres cadences, ses propres codes esthétiques, et une constellation unique de figures emblématiques. C’est une tradition qui échappe aux classifications trop simples, oscillant entre des racines populaires, un héritage classique et une ouverture contemporaine, avec le jazz comme miroir et moteur de transformation. De ce terreau culturel foisonnant émerge Luiz Millan, compositeur, pianiste, guitariste et poète originaire de São Paulo, dont le dernier opus, Brazilian Match, est salué comme un tournant décisif, non seulement dans sa carrière, mais aussi dans la grande histoire de la musique brésilienne.
Pour mesurer l’importance de Millan, il faut d’abord comprendre la place singulière du Brésil dans l’imaginaire mondial du jazz. Lorsque Antônio Carlos Jobim et João Gilberto, aux côtés d’un jeune Stan Getz, lancèrent la vague bossa nova au début des années 1960, ils redéfinirent l’essence même du «cool». Dans les clubs enfumés de New York comme dans les salles de concert européennes, leur musique imposa des rythmes subtils et un lyrisme feutré, aussi séduisants que le bebop avait été incendiaire. Plus tard, Edu Lobo, Ivan Lins, Chico Buarque ou Marcos Valle poursuivirent cette aventure, fusionnant la chanson brésilienne avec les harmonies modernes du jazz et l’urgence politique de leur temps.
C’est au cœur de cette continuité que se situe Luiz Millan. «Il est le plus remarquable auteur-compositeur-interprète du Brésil aujourd’hui», affirme le musicologue Douglas Payne. «Un maître unique de la mélodie et de la poésie. Brazilian Match devrait marquer un tournant décisif dans sa carrière.» Loin d’imiter le passé, Millan entre en conversation avec lui, empruntant à la tradition, certes, mais en la remodelant avec une oreille contemporaine, attentive autant à la rigueur de la forme classique qu’à l’ouverture improvisée du jazz.
Né à São Paulo, Millan étudia le piano classique et la guitare acoustique durant son adolescence. Cet ancrage dans le contrepoint et la discipline harmonique ne l’a jamais quitté. Ce qui distingue son œuvre, c’est précisément ce sens de l’équilibre: chaque note semble pesée, chaque geste mesuré. Derrière la légèreté apparente de ses chansons se cache une architecture stricte, une fidélité à des règles qui transforment la mélodie en véritable récit.
«Millan est un artiste aux multiples facettes», explique le producteur Arnaldo DeSouteiro, qui a collaboré avec Jobim, Bonfá, Deodato ou João Donato. «Un grand mélodiste, un poète exceptionnel, un conteur fabuleux, un créateur de magnifiques paysages sonores. Il manipule les notes comme un peintre ses couleurs.»
Dans Brazilian Match, cette dimension picturale éclate particulièrement dans «Contraponto», une pièce qui reflète sa formation classique tout en intégrant des éléments de musique folk et la richesse harmonique du jazz. Le titre lui-même, «contrepoint», illustre la manière dont Millan conçoit la musique, non pas comme une voix unique, mais comme un entrelacs de lignes, chacune chargée d’histoire et pourtant ancrée dans le présent.
D’autres compositions dégagent une intensité plus dramatique. Encontro Das Águas («La Rencontre des eaux») est une méditation sur la convergence, une évocation de courants fluviaux qui refusent de se fondre totalement, métaphore de ce dialogue éternel entre tradition et innovation, mélodie et rythme, mémoire populaire et réinvention moderne. Par son intensité émotionnelle, l’œuvre rappelle celle d’Astor Piazzolla. Comme le maître argentin, Millan transforme les idiomes de sa patrie en un langage personnel, intime et universel à la fois.
Ce qui distingue Millan, c’est aussi sa profondeur intellectuelle. Il compose comme on dialogue avec l’histoire, absorbant la bossa nova, le contrepoint classique, les voicings du jazz et la chanson populaire dans une même trame expressive. Le critique contemporain Sérgio Martins remarquait récemment dans Veja que «Millan représente une lignée d’artistes brésiliens qui refusent la nostalgie facile de la bossa nova. Sa musique est exigeante, mais son élégance la rend irrésistible.»
Cette élégance n’a rien d’un hasard. Elle découle de son exigence artisanale: une harmonie façonnée par la discipline, une mélodie guidée par la poésie. Comme chez Jobim ou Bonfá, on entend dans sa musique non seulement le Brésil, mais un esprit cosmopolite qui appartient au monde.
Pour qui veut mesurer toute l’étendue de son art, Brazilian Match doit être écouté en regard de son précédent album, Brazilian March. Les deux forment un diptyque, distincts dans leur tonalité mais profondément liés. Ensemble, ils révèlent un compositeur fermement ancré dans le XXIe siècle, tout en prolongeant les plus nobles traditions de la culture brésilienne.
Dans un monde où la musique brésilienne est trop souvent réduite à une exotique toile de fond, Millan insiste sur sa profondeur, sa rigueur et sa richesse expressive. Il rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de musiques de plages et de brises légères, mais d’œuvres d’idées, d’histoire et d’un savoir-faire inlassable. En cela, il écrit le prochain chapitre d’une histoire toujours en cours: celle de la manière dont le Brésil a façonné, et continue de façonner, le son du jazz moderne.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 2nd 2025
Follow PARIS-MOVE on X
::::::::::::::::::::::::
Musician : Luiz Millan – Composer, pianist
Arrangements : Michel Friedenson
Track Listing :
Lembrança Das Teclas
Marília
Menino Danado
Velejar
Contraponto
Caminho Da Mata
Sincopado
Encontro Das Águas
Cinema Mudo
Samba Teimoso
Ainda É Cedo
Serelepe
Samba Para Tom E Vinícius
Soft Fox