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Quand le jazz refuse de se presser.
Backlash of Uncertainty de Lorenzo De Finti, ou l’art d’écouter à rebours de l’horloge.
Les premières notes arrivent doucement, presque avec précaution, comme si elles éprouvaient l’espace avant de s’y installer pleinement. En quelques secondes pourtant, il devient évident que toutes les attentes que l’on aurait pu nourrir, en matière de géographie, de genre, voire de rapport au temps, sont sur le point d’être délicatement mais fermement déconstruites. Si vous ignoriez que ce sympathique petit pays, que l’on peut espérer, pour son bien, voir rester en dehors de l’Union européenne, est aussi une terre de jazz, Lorenzo De Finti se charge de vous convaincre du contraire presque immédiatement.
Souvent présenté par JazzWeek comme héritier de Bill Evans, Keith Jarrett ou encore d’E.S.T., De Finti dépasse rapidement le jeu des comparaisons. Sa musique se suffit à elle-même, portée par un langage profondément personnel qui ne hiérarchise ni la musique classique, ni le jazz, ni le rock. Il ne s’agit pas ici d’éclectisme de façade, mais de l’expression naturelle d’un compositeur pleinement à l’écoute du monde: attentif à ses contradictions, perméable à ses influences multiples, et parfaitement à l’aise avec leur coexistence.
Sorti en novembre dernier, Backlash of Uncertainty ne nous est parvenu que récemment, victime de plus des échanges logistiques de plus en plus erratiques entre l’Europe et les États-Unis. À l’ère de la diffusion instantanée et de la consommation éclair, l’ironie est frappante. Pourtant, ce retard semble presque approprié. Cet album n’est pas conçu pour l’immédiateté ni pour l’écoute distraite. Il exige du temps, de la patience, et plusieurs écoutes, et il les récompense largement.
Ce qui frappe d’emblée, c’est la rare capacité de De Finti à bâtir des paysages musicaux à la fois complexes et immédiatement accessibles. Ses compositions se déploient comme des scènes issues d’un film qui n’existerait que dans l’imaginaire, quelque part entre le jazz contemporain et la musique de cinéma. La complexité n’y devient jamais obscurité. Sons et silences dialoguent dans une chorégraphie subtile d’ombres et de lumières, de tensions et de relâchements. Il m’a fallu plusieurs écoutes pour en saisir pleinement l’architecture intérieure, l’usage délicat de l’espace, et cette manière qu’à chaque morceau d’inviter l’auditeur à se rapprocher encore un peu.
Né en Suisse et installé aujourd’hui à Milan, Lorenzo De Finti semble parfaitement à l’aise dans un état d’entre-deux permanent. Son sens mélodique, lyrique sans jamais céder à la sentimentalité, privilégie naturellement l’expression collective, laissant à son quartet l’espace nécessaire pour respirer et dialoguer. Ces dernières années, le groupe a été presque constamment en mouvement, se produisant à travers l’Europe et au-delà, dans des clubs intimistes comme sur les scènes de grands festivals. Plutôt que d’énumérer des destinations, il serait plus juste de dire que cette formation est façonnée par le mouvement lui-même. Une reconnaissance institutionnelle est venue consacrer cette trajectoire: De Finti a été nommé Artiste jazz de l’année par Musica Jazz en 2023 et 2024.
Ses travaux antérieurs laissaient déjà entrevoir cette ambition. Beyond the Desert (1999), enregistré avec le saxophoniste Eric Marienthal et le percussionniste Alex Acuña, a rencontré un large succès aux États-Unis, au Japon et en Europe du Nord, installant très tôt De Finti comme un compositeur capable de s’adresser à des publics variés sans jamais diluer son identité artistique.
Avec Backlash of Uncertainty, cette voix atteint un degré supplémentaire de nuance et de profondeur. L’album circule librement entre des moments de quasi-légèreté et des passages d’une gravité affirmée. «Nine Bridges in Königsberg» en est un exemple saisissant, tant par son ambition formelle que par l’éclat de la trompette d’Alberto Mandarini, un musicien que je n’avais pas eu l’occasion de découvrir auparavant et dont la présence ici se révèle tout simplement remarquable. L’écriture de De Finti est si singulière qu’il devient presque inutile d’en rechercher les sources exactes. Peut-être, comme beaucoup de ceux qui vivent entre plusieurs cultures, par choix ou par nécessité, perçoit-il le monde avec une acuité particulière. Plus tranchante. Plus précise. Cette lucidité appartient souvent à ceux qui ont suffisamment voyagé pour savoir que l’appartenance n’est jamais univoque.
La poésie est sans doute la signature la plus immédiatement perceptible de la musique de De Finti. Ses compositions ressemblent à la convergence de plusieurs cultures, distillées en un langage qui lui est entièrement propre. On l’imagine aisément, où qu’il se trouve, griffonnant dans un petit carnet à spirales — fragments mélodiques, idées rythmiques, impressions fugaces saisies avant qu’elles ne s’évanouissent. La musique serait-elle alors une aventure plutôt qu’une destination? Backlash of Uncertainty semble poser cette question à plusieurs reprises, sans jamais imposer de réponse définitive.
Bien que l’album ne comporte que cinq titres, il ne s’agit en aucun cas d’un EP. C’est une œuvre complète, pensée comme telle. À l’heure des algorithmes, des playlists et de la réduction constante du temps d’attention, De Finti fait un choix discrètement radical: chaque composition s’étire entre huit et douze minutes, indifférente aux formats radiophoniques ou aux impératifs du numérique. C’est un jazz qui ne demande pas votre attention, il la présuppose. Seule une musique écrite avec conviction, patience et sincérité peut aujourd’hui se permettre une telle extravagance.
En refusant de se presser, Backlash of Uncertainty nous rappelle une chose devenue rare: écouter peut encore être un acte de présence, de curiosité et de confiance.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, December 21st 2025
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Musicians:
Lorenzo DeFinti – Piano
Stefano Dall’Ora – Bass
Alberto Mandarini – Trumpet & Flugelhorn
Marco Castiglioni – Drums
Track Listing :
1 BACKLASH OF UNCERTAINTY 8:10
2 THE OTHER ROUTE THAT WASN´T THERE 8:19
3 NINE BRIDGES IN KÖNIGSBERG 9:13
4 TEMPORARY SHUNT 8:35
5 OCCAM´S RAZOR 11:56
Total Time: 46:13
ll compositions by Lorenzo De Finti and Stefano Dall´Ora
Recorded February 28 – March 2, 2025 by Carlo Miori at Only Music Studio, Bruino, Torino, Italy
Mixed September 5 – 9, 2025 by Luca Xelius Martegani and Enrico Mangione at Nitön Lab Studio, Barasso, Italy
Mastered September 17 by Luca Xelius Martegani at Nitön lab Studio
Produced by Lorenzo De Finti and Stefano Dall´Ora
Executive producer Odd Gjelsnes
Cover photo by Geir Hareide Andersen
Band photo by Francesco Licata
Design by Max Franosch
