Lecture musicale, Poésie |
Lena Bloch et l’écho de Marina Tsvetaeva: un dialogue à travers le temps
La saxophoniste et compositrice Lena Bloch nous invite dans un monde où musique et poésie s’entrelacent, où le son devient langage et le langage devient chant. Son nouveau projet s’inspire de la poétesse russe Marina Tsvetaeva, figure majeure de la littérature du XXe siècle, dont la voix, à la fois fragile et indomptable, continue de hanter la conscience des lecteurs un siècle plus tard. À travers ce cycle de sept pièces, à mi-chemin entre le jazz et la musique classique, Bloch propose bien plus qu’un hommage: elle construit une conversation, une méditation sur l’exil, la résilience et la volonté humaine de créer de la beauté à partir de la douleur.
Pour comprendre la gravité émotionnelle de l’entreprise de Bloch, il faut revenir sur la vie de Tsvetaeva elle-même, une existence marquée par la fulgurance, l’épreuve et l’insoumission. Née en 1892, Marina Tsvetaeva traversa les années les plus tourmentées de l’histoire russe. Elle épousa Sergueï Efron en 1912; ils auront deux filles et un fils. Lorsque Efron s’engagea dans l’armée blanche durant la guerre civile, le couple fut séparé. Dans le chaos qui suivit, Tsvetaeva dut affronter l’isolement artistique et la tragédie intime. Pendant la famine qui ravageait Moscou, elle fut contrainte de placer ses filles dans un orphelinat d’État; la cadette, Irina, y mourut de faim en 1919.
L’exil s’imposa ensuite. En 1922, Tsvetaeva quitta la Russie pour Berlin, puis Prague, avant de s’installer à Paris. La pauvreté accompagna la famille. Son mari se lia aux services secrets soviétiques, tandis qu’elle, fière et intransigeante, fut rejetée par les milieux russes émigrés de la capitale française. Pourtant, la poésie la soutint. Sa correspondance avec Rainer Maria Rilke et Boris Pasternak, ses dédicaces à Anna Akhmatova, témoignent d’un esprit demeuré intact, celui d’une femme qui fit du langage sa patrie lorsqu’il ne lui en restait plus d’autre.
C’est cette résilience spirituelle et émotionnelle qui attire Lena Bloch vers elle. «Tout au long de ma vie, Tsvetaeva a été pour moi un modèle d’endurance, en tant qu’immigrée, artiste et femme,» confie Bloch. «Chacune de ces identités est aujourd’hui mise à mal par le discours politique moderne. Raison de plus pour faire entendre sa voix à nouveau.»
Ce projet, commandé par Chamber Music America, reflète également le propre parcours de Bloch à travers les frontières. Née à Moscou, elle émigra d’abord en Israël, puis en Europe, où elle joua pendant plus d’une décennie avant de s’installer à New York en 2008. Elle s’y imposa rapidement comme une voix singulière de la scène jazz new-yorkaise. Son héritage — imprégné des traditions musicales d’Europe de l’Est, du Moyen-Orient et de la musique classique occidentale, façonne un univers sonore d’une grande richesse intellectuelle, mais toujours ancré dans l’émotion.
Bloch voit en Tsvetaeva une âme sœur, une artiste ayant su transformer le déracinement en force créatrice. «Les thèmes de Tsvetaeva sont particulièrement pertinents dans ce pays d’immigrants, peut-être plus que jamais aujourd’hui» dit-elle. «Sa poésie ne se lamentait jamais du sort de l’étranger, ne s’attardait pas sur la solitude ou l’isolement de l’exil. Au contraire, elle célébrait la force, la liberté de s’exprimer en toutes circonstances, la volonté de persévérer. Ces qualités résonnent profondément en moi, éternelle nomade, et je crois qu’elles toucheront de nombreux immigrants en quête d’appartenance.»
L’album se déploie comme un long acte d’écoute, un dialogue entre la parole et la musique. La voix devient à la fois interprétée et témoin, portant les vers de Tsvetaeva à travers le temps, tandis que les textures instrumentales dessinent un paysage où l’improvisation jazz rencontre la rigueur de la musique de chambre. On dirait que Bloch et Tsvetaeva, séparées par les décennies et le destin, se confient l’une à l’autre à travers le souffle et la mélodie.
Pris dans son ensemble, ce disque ressemble à une conversation secrète entre deux femmes d’une intelligence et d’une sensibilité rares, l’une parlant par la poésie, l’autre par le son et le silence. Le résultat est d’une humanité bouleversante. Le jazz, cet art profondément démocratique, a toujours été politique à sa manière, né du combat et de l’expression de soi. Ici, associé à une conscience littéraire, il atteint une forme de transcendance discrète, une beauté hors du temps et des catégories.
Au fil des morceaux, le jeu de Bloch semble dissoudre les frontières entre composition et improvisation, entre structure et liberté. Son phrasé se déploie comme une pensée, mesurée, méditative, patiente, laissant la beauté surgir de la retenue. La musique respire. Elle écoute. Et, à travers elle, deux voix, l’une perdue dans le passé, l’autre intensément présente, trouvent un langage commun, celui de la vérité.
En s’appropriant la poésie de Marina Tsvetaeva, Lena Bloch ne rend pas seulement hommage à une écrivaine: elle la restitue à notre écoute moderne. Et, ce faisant, elle nous rappelle l’éternel dialogue entre exil et appartenance, intellect et émotion, mot et son. Plus qu’un simple album, c’est une expérience à habiter, une œuvre qui élargit notre perception du sensible, et peut-être aussi, de ce que l’art peut faire de nous.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 17th 2025
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Musicians:
saxophonist Lena Bloch
vocalist Kyoko Kitamura
pianist Jacob Sacks
bassist Ken Filiano
drummer Michael Sarin
Track Listing:
I Refuse!
Insomnia
Marina
Such Tenderness
Tired
Immeasureable
The Time Will Come