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La voix de Ledisi pour Dinah: une flamme moderne pour une reine oubliée.
Il existe des chanteuses dont les dons sont si prodigieux que leur succès paraît presque inévitable, comme si le chemin vers la reconnaissance leur avait été tracé dès le départ. Pourtant, quiconque a suivi la carrière de Ledisi sait que cette impression d’inévitabilité est trompeuse: derrière son éclat sans effort se cachent des années de travail acharné, une discipline féroce et un désir insatiable d’élargir les frontières de ce qu’une artiste contemporaine peut être. Chanteuse, actrice, autrice, enseignante, militante, entrepreneuse, Ledisi incarne tous ces rôles avec une aisance désarmante, et ajoute aujourd’hui un nouveau joyau à sa couronne avec For Dinah, un album qui est à la fois hommage, réappropriation et déclaration d’intention.
Dès les premières notes, il apparaît clairement qu’il ne s’agit pas d’un projet ordinaire. Coproduit par l’immense Christian McBride, contrebassiste et compositeur parmi les plus respectés de sa génération, aux côtés de Ledisi, For Dinah s’impose d’emblée comme un disque qui unit virtuosité et profondeur de sens. Moins rétrospective que conversation vivante à travers le temps, l’œuvre met en scène un dialogue entre Ledisi et Dinah Washington, la légendaire «Reine du Blues», qui régna sur la musique américaine du milieu du XXe siècle, mais dont la reconnaissance reste étrangement limitée hors des cercles de passionnés de jazz.
Dinah Washington et la bande-son d’une Amérique en mutation.
Pour comprendre la résonance de For Dinah, il faut replacer Dinah Washington dans les décennies tumultueuses de sa carrière. Dans les années 1940 et 1950, alors que les États-Unis étaient traversés par la ségrégation, les lois Jim Crow et les premiers élans du mouvement des droits civiques, Washington sut imposer sa présence dans une culture qui laissait peu de place à la visibilité et à l’autorité des femmes noires. Elle dominait la scène avec un esprit vif et une confiance inébranlable, refusant d’adoucir son tempérament pour se plier à un public ségrégué. Sa voix, claire, incisive, capable de percer un big band autant que de caresser une ballade — incarnait déjà une forme de résistance: une déclaration que l’art ne pouvait être contenu par le préjugé.
Sa musique franchissait les frontières à une époque où franchir les frontières était en soi un acte politique. Passant du gospel au jazz, du blues à la pop, elle bousculait les catégories que l’industrie musicale, et la société, imposaient. Cette versatilité fit d’elle une star du grand public, mais troubla également les critiques qui peinaient à la classer. Pour le public afro-américain, elle était une figure lumineuse ; pour les femmes noires en particulier, elle représentait la preuve que l’on pouvait s’imposer dans un monde qui cherchait à vous écarter.
Son influence sur Aretha Franklin, qui allait devenir la «Reine de la Soul», est bien connue. Mais l’héritage propre de Washington, pris entre plusieurs genres et écourté par sa mort prématurée, n’a jamais atteint l’aura mythique de Franklin ou de Billie Holiday. C’est cette omission que le projet de Ledisi cherche à réparer: il ne s’agit pas seulement d’un hommage musical, mais d’un geste de mémoire face à l’oubli.
Ledisi aujourd’hui: héritière des voix, bâtisseuse d’avenir.
Si la carrière de Washington s’est déroulée sur fond de lutte pour les droits civiques, l’art de Ledisi s’inscrit dans une époque traversée par de nouveaux défis: équité au sein de l’industrie musicale, représentations dans les postes de direction, et pressions de la culture numérique. Sa réponse est d’élargir son art au militantisme.
À Berklee College of Music, où elle enseigne et occupe une résidence au sein du programme Gender Justice in Jazz, Ledisi forme activement la nouvelle génération, en particulier les femmes et les artistes de couleur qui, comme Washington avant elles, doivent apprendre à évoluer dans des structures qui n’ont pas été conçues pour les accueillir. Son rôle à la Recording Academy, où elle est seulement la deuxième femme noire à présider la section de Los Angeles, témoigne de sa volonté de transformer les institutions de l’intérieur.
Au-delà de cette action institutionnelle, elle assume également son rôle de figure culturelle, rejoignant la sororité Delta Sigma Theta, une confrérie historique de femmes noires qui conçoivent leur mission comme à la fois culturelle et politique. Aux côtés de figures comme Michelle J. Howard, Joy-Ann Reid ou encore Ambassador Shabazz, Ledisi s’inscrit dans une «Ligue de justice» contemporaine de femmes afro-américaines qui conjuguent excellence professionnelle et engagement civique.
Son militantisme est inséparable de son art. Tout comme Washington chantait en défiant les contraintes de son époque, Ledisi chante aujourd’hui en sachant que la visibilité reste un acte de résistance et d’affirmation. For Dinah devient ainsi plus qu’un simple recueil de chansons: un dialogue à travers les générations d’artistes noires, chacune revendiquant sa place, chacune affirmant que leurs voix ne seront pas réduites au silence.
Une conversation vivante
L’album atteint cet équilibre grâce à une alliance de respect et de réinvention. Les arrangements, sobres et puissants, laissent respirer la musique: l’espace devient écrin, le silence une ponctuation éloquente. La contrebasse de Christian McBride se révèle particulièrement inspirée, qu’elle ancre une introduction nue de «You Don’t Know What Love Is» ou dialogue en souplesse avec la voix de Ledisi.
Cette voix, justement, est le fil conducteur de l’album. Ample mais retenue, éclatante sans ostentation, Ledisi s’y montre magistrale. Qu’elle glisse sur le swing cosmopolite de «Caravan» ou qu’elle échange des traits complices avec Gregory Porter sur «You’ve Got What It Takes», elle évite l’écueil de l’imitation pour préférer la conversation. Il ne s’agit pas de ressusciter Dinah Washington, mais de la rencontrer à nouveau, à travers la sensibilité propre de Ledisi, ses expériences, ses convictions. Le résultat n’a rien de nostalgique: c’est un renouveau, une réactivation du passé dans le présent.
Héritages et continuités
Écouter For Dinah, c’est entendre non seulement l’écho de Washington, mais aussi la continuité d’une tradition: celle des femmes noires artistes affirmant leur place au cœur de la culture américaine. Washington le fit à une époque où un tel geste relevait déjà de l’acte politique. Ledisi le fait aujourd’hui dans un contexte où la lutte prend de nouvelles formes, mais demeure inachevée.
Se dessine ainsi le portrait de deux artistes reliées à travers le temps: l’une brisant des barrières dans l’Amérique ségréguée, l’autre poursuivant ce combat dans une époque marquée par la quête d’équité et de représentation. For Dinah n’est pas seulement un recueil de chansons, mais une méditation sur ce que signifie porter un héritage: non pas l’imiter, mais le transformer.
En cela, l’hommage de Ledisi est aussi l’affirmation de sa propre place dans cette lignée. Tout comme Dinah Washington élargissait autrefois les définitions du jazz et du blues, Ledisi élargit aujourd’hui ce que peut être une artiste au XXIe siècle: non seulement une voix, mais aussi une pédagogue, une dirigeante, une autrice et une bâtisseuse d’avenir. L’album se présente, enfin, comme une œuvre de mémoire, de renouvellement et de révérence, un pont entre générations, porté par une voix qui impose la clarté, la générosité et la grâce.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, September 5th 2025
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Musicians on Ledisi’s For Dinah include:
Gregory Porter, Paul Jackson Jr., and Michael King, with Christian McBride serving as a producer and guest artist.
Other credited musicians are Sara Hewitt-Roth, McClenty Hunter Jr., Yuko Naito-Gotay, Lisa Matricardi, and Antoine Silverman.
The album was co-produced by Christian McBride and Rex Rideout.
Track Listing :
- Quelle différence un jour a fait
- Si je n’arrive jamais au paradis
- Caravan
- Faisons-le
- You Dont Know What Love Is, avec Christian McBride
- Youve Got What It Takes, avec Gregory Porter
- You Go To My Head, avec Paul Jackson Jr.
- The Bitter Earth