L’ÂGE D’OR DU JAZZ BELGE 1949-1962

Frémeaux & Associés / Socadisc
Jazz
L'ÂGE D'OR DU JAZZ BELGE 1949-1962

“Les Belges sont les Américains de l’Europe” (Michel Houellebecq). Si la formule à l’emporte-pièce de ce décliniste français au regard d’épagneul trépané comporte sa part de vérité, il faut toutefois en circonscrire la portée. Résidant pour ma part à moins de trois kilomètres de la frontière belge, je me permettrai d’apporter quelques bémols à cette allégation. Tout d’abord (détail significatif), les Afro-Belges sont sensiblement mieux traités que leurs homologues Afro-Américains aux States (demandez donc à Ray Lema). Ensuite, la superficie restreinte de la Belgique y favorise autant les rencontres et les métissages que les confrontations les plus diverses. Ce particularisme, s’ajoutant au précaire équilibre linguistique et culturel hérité de son histoire, constitue un terreau propice à une créativité tous azimuts. Le rigorisme industrieux des Flamands, tour à tour combiné ou opposé à la bonhomie flegmatique des Wallons, produit ce cocktail qui séduit l’étranger de passage, autant qu’il le plonge parfois dans une insondable perplexité. Le pays qui offrit au monde Tintin et Milou, Magritte, James Ensor, Bruegel, Brel, Émile Verhaeren, Georges Simenon, Henri Michaux, Django Reinhardt, Benoît Poelvoorde et les bières d’Abbaye, s’est de tout temps distingué par un dynamisme et un foisonnement culturel dignes de ceux de Londres, Berlin ou New-York (l’auto-dérision en plus). Il faut également noter que l’enseignement artistique (et notamment celui de la musique) y diffère sensiblement de celui de notre Hexagone, ainsi que les circuits de diffusion afférents. La musique vivante y fait partie du quotidien, et il n’est guère surprenant que de nos jours encore, la scène jazz continue d’y prodiguer quantité de talents de portée internationale. Ceci posé, l’imprégnation du jazz américain par les Belges résulte de causes historiques profondes. Point commun déterminant entre la Belgique et la Nouvelle-Orléans, la plupart des esclaves dont la descendance allait produire les premiers jazzmen historiques étaient originaires du Congo (colonie Belge de 1885 à 1965). C’est en outre à Dinant, sur la Meuse, que le rejeton d’une famille belge de facteurs d’instruments de musique, un certain Antoine Joseph Sax (dit Adolphe), inventa le saxophone, dont le brevet fut déposé en 1846. L’Exposition Universelle qui se tint à Bruxelles en 1910 offrit aux badauds, entre autres attractions, celle du premier orchestre de jazz afro-américain sur le vieux continent. Dix ans plus tard, cette musique se répandait Outre-Quiévrain comme une trainée de poudre, et des formations de tailles variées y essaimaient partout, de Bruxelles à Gand, et d’Anvers à Ostende. Dès 1934, Cab Calloway se produisit dans la capitale avec son big band du Cotton Club de Harlem, mais c’est surtout à Liège que s’agrégèrent les ferments d’une scène belge moderne indigène, autour du Wallon Raoul Faisant. Un peu comme Jijé à Marcinelle pour la bande dessinée, ce saxophoniste y animait après la seconde guerre mondiale un foyer informel, d’où allait éclore une génération de jazzmen de renom, auxquels est consacré ce triple CD. C’est en effet dans la ville du sirop éponyme que naquirent le grand saxophoniste ténor Robert Jaspar (dit Bobby), le guitariste René Thomas, et le saxophoniste alto Jacques Pelzer. De la même classe d’âge, le vibraphoniste Sadi Pol Lallemand (alias Fats Sadi) et le pianiste Francy Boland (tous deux de Namur) complétaient cette cellule vivace, tandis qu’à Anvers, le sax ténor Jean-Jacques (Jack) Sels, et à Bruxelles, l’harmoniciste (et à l’occasion guitariste) Jean-Baptiste Frédéric Isidore Thielemans (dit Toots) tissaient des liens avec des musiciens américains tels que Lester Young, Charlie Parker ou Benny Goodman. Ce petit monde connut la consécration internationale lors de l’édition 58 du festival de Knokke-le-Zoute (année de la seconde Exposition Universelle, qui inaugura l’Atomium de Bruxelles). Le spécialiste Philippe Comoy dut batailler ferme pour assembler les 62 enregistrements présentant cette séquence du jazz belge, dont certains proviennent du mythique 25cm “Jazz In Little Belgium” d’avril 58, ou encore des LPs que produisit à la fin des années 50 la chaîne de grands magasins l’Innovation. À signaler, outre l’élégante combinaison que formaient Bobby Jaspar et René Thomas, le cool swing de Jack Sels (accompagné en 1961 sur une demi-douzaine de plages par l’organiste Lou Bennett et un jeune Philip Catherine, alors seulement âgé de 19 ans mais déjà sacrément accompli). Le troisième volet de ce triptyque, outre 14 plages de Toots Thielemans captées entre Bruxelles et New-York, en propose huit enregistrées par Sadi (“le Lionel Hampton belge”) à Paris (avec Maurice Vander et Bobby Jaspar), ainsi que celle, parue en 56 chez Barclay, des Blue Stars de la chanteuse américaine Blossom Dearie (qu’avait épousée Jaspar). Si les tout débuts discographiques de Toots (malencontreusement axés sur un désuet ragtime-boogie de bal musette) ne laissaient guère pressentir ses développements à venir, on mesure dès ceux qu’il réalisa ensuite à New-York (avec le guitariste Tony Mottola et le contrebassiste Oscar Pettiford) ce que le voyage transatlantique lui valut de bénéfice, tant le bond qualitatif s’y avère flagrant… Copieusement commenté et annoté par son curateur, un recueil recommandé à qui s’intéresse aux fructueuses ramifications européennes du jazz.

Patrick Dallongeville
Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, June 5th 2020

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