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Présentée comme un album de jazz, la dernière œuvre de Kris Davis relève en réalité d’une tradition bien différente: celle qui se situe au croisement de la musique de chambre, de la composition contemporaine et de l’improvisation d’avant-garde. Il est parfaitement légitime que la compositrice et pianiste canadienne, installée à New York, ait depuis longtemps reçu les honneurs de DownBeat et de la presse spécialisée. Mais cet album marque un tournant plus radical encore: une avancée décisive au-delà des genres, des attentes, et des frontières rassurantes qui définissent trop souvent même les propositions les plus aventureuses du jazz actuel.
Nous sommes ici face à un jazz de chambre au sens le plus noble du terme, pour ne pas dire à une œuvre de musique contemporaine à part entière. L’écriture est dense, réfléchie, exigeante, et se déploie loin des chemins balisés et des formes convenues. C’est une musique pleinement ancrée dans son époque, qui embrasse la complexité sans détour et la met en scène avec une clarté à la fois rigoureuse et chargée d’émotion. Par sa maîtrise des grandes formes et de la tension dramatique, cette œuvre inscrit Kris Davis dans une filiation que l’on associe plus volontiers aux salles de concert qu’aux clubs de jazz. On y perçoit les échos d’une ambiguïté harmonique ravélienne et d’une rigueur structurelle héritée de Bartók, non comme des références directes, mais comme des forces gravitationnelles lointaines autour desquelles s’articule une voix profondément singulière.
Au sein de l’écosystème avant-gardiste new-yorkais, rares sont les artistes à avoir poursuivi un chemin aussi personnel et intellectuellement exigeant avec une telle constance. La musique de Kris Davis ne cherche pas à être comprise immédiatement ; elle réclame de l’attention, de la patience et des écoutes répétées. L’auditeur est peu à peu happé, parfois déstabilisé, parfois suspendu, par un langage musical à la fois puissant et narratif. Les thèmes émergent, se fragmentent, se recomposent. Le temps devient élastique. Il ne s’agit jamais d’abstraction gratuite, mais bien d’une forme de narration profondément humaine, déployée sans le recours aux mots.
Pour Kris Davis, l’art relève d’une urgence créative. Avec 24 albums en tant que leader ou co-leader, et des collaborations avec des artistes tels que Terri Lyne Carrington, Dave Holland, John Zorn, Craig Taborn, Ingrid Laubrock, Tyshawn Sorey ou Esperanza Spalding, son parcours témoigne d’un engagement constant envers le risque artistique. Ces collaborations ne sont jamais anecdotiques : elles relèvent d’alliances nouées entre musiciens qui, même lorsqu’ils ne partagent pas le même langage musical, se reconnaissent sur un terrain commun: l’art avec un grand “A”. Les artistes les plus féconds intellectuellement finissent toujours par se retrouver, non par calcul, mais par nécessité.
The Solastalgia Suite est une commande du festival Jazztopad de Wrocław, en Pologne, et puise sa source conceptuelle dans la crise écologique contemporaine. «Je constate des changements chaque fois que je retourne au Canada», confie Kris Davis. Les environnements ont changé, le climat aussi, tout comme le lien entre l’être humain, la nature et la technologie. Il ne s’agit pas ici d’une musique militante au sens traditionnel, ni d’un discours alarmiste. L’œuvre procède plutôt de l’observation, avec une retenue qui la rend d’autant plus saisissante. Le talent de Kris Davis réside dans sa capacité à formuler ces constats par le son plutôt que par le verbe, laissant à la musique le soin d’exprimer ce que les mots peinent souvent à contenir.
Elle précise: «Les environnements sont différents, le climat est différent, et toute la relation à la nature a changé, à cause du changement climatique et de notre rapport à la technologie. Je cherchais un mot pour décrire ce sentiment de perte et de deuil lié à mon lieu d’origine, et j’ai découvert le terme “solastalgie” proposé par Glenn Albrecht, qui correspondait parfaitement à ce que je ressentais.»
L’art devient particulièrement passionnant lorsqu’il entre en résonance avec les urgences de son époque, lorsqu’il croise l’histoire, les inquiétudes collectives et les grandes questions irrésolues du présent. L’œuvre de Kris Davis s’inscrit pleinement dans cet espace de tension où le personnel et le politique, l’écologique et le poétique, se rejoignent sans jamais se confondre. À l’écoute, cette convergence se ressent physiquement. On écoute, on absorbe, on admire, et l’on prend conscience de notre propre petitesse face à une vision artistique qui refuse toute simplification.
Cet album est également le fruit d’une collaboration transnationale exemplaire. Des artistes issus de continents différents s’y rencontrent non pour gommer leurs différences, mais pour les affiner. L’humanité n’a pas de race; elle partage des émotions, des idées et des contradictions. À ce titre, The Solastalgia Suite agit comme une œuvre théâtrale forte: elle déstabilise, pousse à la réflexion et laisse une empreinte durable bien après que la dernière note s’est éteinte.
C’est une musique à laquelle on revient. On l’écoute, on la réécoute, on la digère, puis on y retourne encore. Chaque nouvelle écoute révèle des reliefs inédits, des tensions jusqu’alors inaperçues. Chaque geste a une conséquence: cette œuvre ne cesse de nous le rappeler. Ici, l’esthétique n’est pas une fin en soi; elle est un vecteur.
Il est rare aujourd’hui d’être véritablement impressionné par une œuvre d’art. Kris Davis est à la musique ce que Paul Auster fut à la littérature: une témoin lucide de son époque, attentive à ses fractures, à ses inquiétudes et à ses transformations silencieuses. À une époque où l’on demande souvent à l’art de rassurer ou de distraire, Kris Davis rappelle que sa fonction la plus durable demeure sans doute de confronter, d’interroger et de résister. Et c’est en cela qu’elle s’impose, sans éclat inutile mais avec une évidence implacable, comme l’une des artistes majeures de notre temps.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, December 24th 2025
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Musicians :
Kris Davis: Pianist and composer of the suite
Lutosławski Quartet:
Roksana Kwaśnikowska (first violin)
Marcin Markowicz (second violin)
Artur Rozmysłowicz (viola)
Maciej Młodawski (cello)
Track Listing :
Interlude
An Invitation To Disappear
Towards No Earthly Pole
The Known End
Ghost Reefs
Pressure & Yield
Life On Venus
Jazztopad Festival Artistic Director: Piotr Turkiewicz
Jazztopad Festival Coordinator: Patrycja Gbyl-Stojek
Recording Producer: Łukasz Myszyński
Executive Producer: Katarzyna Karwaczyńska
Recorded on November 23, 2024
Mixing Engineer: John Escobar
Mastering Engineer: Oscar Zambrano
Design: Micheal Dyer, Remake
