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Dans le cycle effréné des nouvelles parutions, il est tentant de ne faire qu’effleurer la surface, de traiter chaque album comme un simple événement fugace dans le flot incessant du numérique. Pourtant, certains projets exigent une écoute plus attentive, imposant leur profondeur par leurs grooves, mais aussi par les histoires et les amitiés qui les ont façonnés. Pretty Solid, le dernier album de Kombo, appartient à cette catégorie: un disque en apparence ludique, porté par des rythmes contagieux, mais qui, sous sa surface polie, révèle des décennies d’expérience, de traditions musicales américaines superposées, et des échos d’époques où la musique n’était pas qu’un produit, mais un lieu de communion.
À la première écoute, Pretty Solid peut sembler léger, une bande-son conviviale, presque un générique sophistiqué de show télévisé. Mais ce vernis est trompeur. En tendant l’oreille, c’est un univers plus riche qui surgit: un espace où l’ADN rythmique du funk, la liberté d’improvisation du jazz et la chaleur de la soul se rejoignent. Des clins d’œil aux années soixante-dix traversent le disque, l’époque de Songs in the Key of Life de Stevie Wonder, de Head Hunters de Herbie Hancock, ou des triomphes crossover de George Benson, mais filtrés par une oreille du XXIe siècle, modernisés dans leur production comme dans leur intention.
«Le groove et l’harmonie peuvent faire bien plus que divertir», explique l’organiste Ron Pedley. «Ils peuvent vous élever, vous apaiser, voire vous transporter.» Son espoir, ajoute-t-il, est que la musique de Kombo «offre aux auditeurs un peu de paix, de joie et un espace émotionnel partagé. C’est une forme d’unité.» Cette déclaration inscrit d’emblée le duo dans une filiation qui remonte aux utopies contre-culturelles du «Peace & Love», quand la musique s’entendait comme une force communautaire autant qu’artistique. On imagine aisément Pedley et le guitariste John Pondel monter sur la scène de Woodstock, quelque part entre la fougue de Santana et la ferveur soul de Joe Cocker.
C’est en partie le paradoxe de Kombo: vétérans des studios et des tournées, leurs morceaux portent encore l’urgence et l’idéalisme de la découverte. Pedley, virtuose de l’orgue Hammond B3, et Pondel, guitariste d’une souplesse technique rare mais toujours chantant, se sont rencontrés en 1984 lors d’une répétition avec Barry Manilow, une origine que peu auraient imaginée pour un duo de jazz. Leurs parcours respectifs racontent en creux un pan de l’histoire musicale contemporaine: Aretha Franklin, Dionne Warwick, Air Supply, Gerald Wilson, Maynard Ferguson, Paul Anka, Al Jarreau… Leur empreinte se lit à travers d’innombrables scènes et enregistrements. De ces «musiciens de musiciens», on devine immédiatement la solidité et l’étendue du savoir-faire.
C’est pourtant en 1999 que Kombo prend forme, sous l’impulsion du batteur et producteur Bud Harner, nommé aux Grammy Awards, qui eut l’idée, alors inédite, de constituer un duo orgue/guitare dans le champ du jazz contemporain. Avec le recul, cette formule paraît évidente: l’Hammond B3, avec son mélange de ferveur liturgique et de groove des clubs, et la guitare, caméléon des musiques américaines. Depuis Jimmy Smith et Grant Green jusqu’à John Scofield ou les explorations plus récentes des jam-bands, ce couple instrumental n’a jamais cessé d’inspirer. Mais Kombo, fort de ses racines pop et R&B, y a injecté un esprit neuf, soucieux de groove et ouvert à la respiration mélodique.
Pretty Solid prolonge l’élan de This Is the Good One, paru en 2023 et déjà fort de deux singles classés dans le Top 5. Ici, la démarche est limpide. «On voulait vraiment créer un album joyeux, confiant, rythmiquement vivant, quelque chose de plein de cœur et de groove», confie Pedley. «Je crois que nous avons progressé dans notre façon de sculpter les mélodies et de laisser la musique respirer.» L’intention est claire dès l’ouverture avec Bussin, morceau funk enlevé, qui trace son chemin avec énergie et précision.
Ce qui distingue Pretty Solid, c’est l’équilibre entre accessibilité et profondeur. L’auditeur occasionnel peut se laisser porter par ses rythmes dansants, mais les plus attentifs, étudiants ou mélomanes avertis, y trouveront un terrain d’apprentissage foisonnant. Les lignes d’orgue de Pedley constituent de véritables leçons d’harmonisation et de conduite des voix, héritières de Jimmy Smith sans jamais tomber dans la copie. Les riffs et improvisations de Pondel, eux, oscillent entre l’élégance mélodique d’un George Benson, le chic rythmique d’un Nile Rodgers, ou encore les textures sophistiquées d’un Lee Ritenour.
Pedley se souvient encore de son premier choc musical, adolescent: «À 14 ans, j’ai entendu The Sermon de Jimmy Smith. C’était la première fois que j’écoutais du jazz. Ça m’a ouvert l’oreille à l’improvisation, et au simple fait qu’on n’est pas obligé de jouer ce qui est écrit.» Pondel, lui, raconte un autre déclic: «Le jour où mon frère a acheté une radio FM, mon univers s’est élargi. On écoutait du jazz, on découvrait du R&B et du rock qu’on n’avait jamais entendus sur les ondes AM. Ce jour-là, j’ai su que je ne pourrais pas être heureux en faisant autre chose.»
Cette étincelle originelle brûle encore. Leur musique garde la curiosité sans repos de ceux qui ont absorbé tout le spectre des musiques américaines de l’après-guerre, jazz, R&B, pop, classique — et l’ont recomposé en identité propre. «C’est notre essence, notre ADN,» affirme Pedley. «On a tout mélangé, et ça a donné le son de Kombo.»
Situé dans le paysage actuel, le projet de Kombo trouve une résonance particulière. À une époque où le jazz oscille entre austérité académique et lissage commercial, Pretty Solid occupe un juste milieu: intelligent mais accueillant, techniquement irréprochable mais émotionnellement ouvert. C’est une musique qui salue le passé sans nostalgie, préférant montrer la continuité — l’idée que le groove et la mélodie comptent toujours, que la joie peut être aussi profonde que la virtuosité.
On pense à Stevie Wonder qui transforma le funk en vecteur de commentaire social, à Steely Dan qui fit du raffinement pop un laboratoire d’harmonies jazz, ou aujourd’hui à Snarky Puppy, artisans d’une fusion mondiale enracinée dans le groove. Kombo s’inscrit dans cette lignée: celle des musiciens qui parlent plusieurs langages à la fois et qui rappellent que la première mission de la musique reste de relier.
On pourrait écouter Pedley et Pondel raconter leur parcours pendant des heures et en tirer une véritable histoire vivante de la musique américaine du XXe siècle. Mais pour l’instant, leur nouvel album propose quelque chose de plus simple et de tout aussi essentiel: une invitation. Appuyez sur «play», laissez-vous porter, et vous toucherez du doigt ce qu’ils cultivent ensemble depuis plus de quarante ans. Comme son titre l’affirme, c’est un disque résolument, et dans tous les sens du terme, Pretty Solid.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, September 16th 2025
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Musicians :
Kombo :
Ron Pedley : Hammond B3, MiniMoog
John Pondel : Electric & acoustic guitar
With :
Matt Bissonette: Electric & acoustic bass
Bud Harner: Cymbal swellss & bells
David Razenblat: Percussions
Vocals on Hypoteticals: Sharon «Muffy» Hendrix and Joe
Track Listing:
Bussin’
Action D
Shadow Mountain
Pretty Solid
Northern Night
Hypotheticals
On Gray’s Lake
Thick Heat
Stranger (No Longer)
Lavender Dreams