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Il arrive parfois qu’un album se présente non pas comme une simple suite de morceaux, mais comme un acte subtil d’auto-définition, l’affirmation tranquille d’une artiste qui semble dire: Voici qui je suis, et voici ce que ma musique sait du monde. Alternate Route, le nouveau projet de Kerry Politzer, appartient résolument à cette catégorie. Dès ses premières mesures, ce qui s’impose avant tout, c’est la voix de compositrice de Politzer: lucide, audacieuse, sans peur de la complexité. Elle possède cette faculté rare, prisée en jazz mais rarement atteinte, de construire des architectures musicales élaborées tout en gardant la porte ouverte à l’auditeur non initié. Le résultat est à la fois raffiné et accueillant, exigeant mais dépourvu d’artifice.
Autour d’elle, un groupe qui semble respirer d’un même souffle. Le saxophoniste Jaleel Shaw, premier parmi ses pairs ici, apporte un lyrisme farouche qui se tisse dans les compositions de Politzer sans jamais les dominer. Chaque pièce est sculptée avec un soin minutieux: des voicings élégants, des détours harmoniques subtils, des arrangements qui ménagent juste assez d’espace pour que l’improvisation s’épanouisse. La présence du triumvirat philadelphien, Kurt Rosenwinkel, Jaleel Shaw et Alexander Claffy, ajoute une sorte d’éclat alchimique. Ils jouent non comme de simples accompagnateurs, mais comme de véritables partenaires d’interprétation, partageant une intuition commune qui leur permet de traverser le matériau avec l’assurance et la souplesse de magiciens chevronnés.
Politzer, pour sa part, arrive à ce projet riche d’un parcours artistique déjà conséquent. Avec neuf albums à son actif, elle s’est imposée, discrètement mais avec constance, comme l’une des pianistes et compositrices les plus singulières de sa génération. Son phrasé porte quelque chose d’intime, presque de secret, comme si chaque ligne était façonnée par le souvenir des villes traversées, des scènes habitées un soir, des publics croisés à travers ses tournées. Difficile de ne pas penser que sa vie itinérante — en tête d’affiche du Montavilla Jazz Festival, au Gene Harris Jazz Festival, au Black Dolphin, au Jazz Forum, à l’Oregon Coast Jazz Party, à Jazz in the Valley, à Smalls, au Sound Room — a assoupli, enrichi, approfondi sa palette. Ces expériences semblent murmurer tout au long d’Alternate Route, un album construit avec la précision et la respiration d’un concert, mêlant récit et spontanéité.
Le temps, pour Politzer, est toujours une denrée rare. Entre deux postes universitaires, une discographie en expansion et sa vie de mère de deux enfants, elle aborde chaque nouveau projet avec une économie d’énergie remarquable. Qu’elle soit entrée en studio à New York avec dix compositions originales, un unique jour d’enregistrement, et un onzième titre soigneusement choisi pourrait sembler téméraire chez d’autres. Mais ici, l’ensemble relève le défi avec une aisance saisissante. Capturer onze titres d’une telle densité et d’une telle précision en une seule session relève aujourd’hui presque de l’impossible. Et pourtant, l’album est là: clair, cohérent, vibrant.
Cette vitalité innerve chaque morceau. Chaque musicien y affirme une sensibilité propre, mais l’album se déroule avec une cohérence presque narrative. Les pièces sont puissantes sans brutalité, tendres sans mièvrerie. Le langage harmonique de Politzer, foisonnant, élégant, subtilement imprévisible, offre un socle d’où émergent des mélodies complexes mais accueillantes. Les improvisations, farouches sans être débridées, expressives sans être complaisantes, témoignent d’une discipline collective rare. Par instants, certains rythmes évoquent des influences latines, mais la musique demeure ancrée dans une grammaire jazz riche, ciselée, profondément informée par son histoire.
Écouter Alternate Route, c’est comme s’installer dans un club intimiste, la lumière tamisée, l’air chargé de cette attention silencieuse qui précède les moments uniques. L’album recrée cette intimité, cette tension discrète qui fait du jazz en live une expérience essentielle. Il nous rappelle pourquoi cette musique perdure: parce qu’à son meilleur, elle nous reconnecte à des courants culturels et intellectuels qui nous façonnent, à ces impulsions qui nous poussent à écouter plus profondément, à penser plus librement.
Et à l’heure où les femmes redéfinissent de plus en plus le paysage du jazz, souvent avec des œuvres parmi les plus marquantes de leur époque, la contribution de Politzer résonne tout particulièrement. Alternate Route n’est pas simplement une nouvelle entrée dans une discographie déjà distinguée; c’est l’affirmation claire d’une direction artistique, un ouvrage qui parvient à être à la fois innovant et profondément beau.
À un moment où le jazz continue de se réinventer au gré de nouvelles voix et de récits émergents, l’album de Politzer rappelle qu’innover ne signifie pas rompre avec la tradition. Parfois, c’est l’innover qui l’affine, la rendant plus lumineuse, plus sûre d’elle, et résolument singulière.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, December 1st 2025
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Musicians :
Kerry Politzer – piano
Kurt Rosenwinkel – guitar
Jaleel Shaw – alto saxophone/ soprano saxophone
Alexander Claffy – bass
George Colligan – drums
Track Listing :
Before It’s Too Late
Here We Go Again
Watercolor
Storm Warning
Alternate Route
Stopped at a Green Light
The Sunrise Wants to Break Through
Intensity
Change of Plans
No Present Like the Time
Tara
Album credits:
Recorded at EastSide Sound, NYC
Engineered, Mixed & Mastered by Marc Urselli / EastSide Sound
Producer – Kerry Politzer
Executive Producer – Michael Janisch
Photography by Rachel Hadiashar / Zing Studio
Album Original Artwork and Graphic Design for CD & LP by Brian Hanlon OG Media